J’avais bien vu que Philippe avait posté dans LEPORTILLON un article sur Sartre et Simone de Beauvoir croyais-je…
Et Céline m’avait bien parlé d’une « histoire »…
Mais je n’y avais pas prêté attention avant cette fin d’après-midi, ou désœuvré, je fais mon traditionnel petit tour de l’actu sur Internet. Je fais le tour de différents journaux, jusqu’à ce que je tombe sur le commentaire d’un article qui cite Philippe… c’est assez rare malgré tout que du web très officiel je sois ramené au nôtre, plus insulaire…
[dropcap]E[/dropcap]n deux minutes, je comprends, je suis encore épaté de la pertinence de l’article de Philippe comparé à l’inanité de ce qu’on ose encore appeler « journalisme », et en deux autres clics, j’ai sous les yeux les deux photographies, l’original « cul de Simone de Beauvoir », et ce que présente la couverture du Nouvel Obs, cette chose mal retouchée, « débouchée » à l’excès et fermée à droite par un inélégant dégradé photoshop noir…
L’injustice me crispe le ventre, et ce n’est pas agréable. Cette publication pose tant de problèmes ; après tout, elle pourrait être positive. Elle pourrait montrer une Simone bravache contredisant définitivement les fantasmes pernicieux d’une « victime » de Sartre, situation qui aurait ainsi annihilé son féminisme… Mais ce que je ressens n’est pas de cet ordre. Je lis cette publication comme un acte bassement utilitaire, de l’ordre exact de l’exploitation de tout, et dans l’ordre de l’exploitation, de celle de la plus ancienne des marchandises. Cette couverture semble crier vengeance, une vengeance posthume : « Même elle ! Même elle, on l’a eu ! ».
Mais même ça, même ce sentiment désagréable n’est pas grand-chose, et j’aurais vite considéré que nous étions devant un non-événement si ça ne tenait qu’à ça, non, il a bien autre chose. Il fallait le regard de Philippe pour marquer le véritable scandale à l’échelle de notre époque : la retouche de la photographie. Ce qui a fait qu’à la rédaction du nouvel obs, on pourrait imaginer entendre quelque chose comme : « on ne peut pas mettre « ça » en couverture », alors que d’un même temps il était évident qu’« on va se la faire ».
En lisant un chapelet de deux pages de commentaire d’Internaute, je suis effaré, comme Philippe, que l’annonce évidente du « truquage » – c’est ce qu’est une retouche de ce niveau – soit considérée comme sans importance. En fait si peu important qu’il suffit d’un seul commentaire posté pour que la conversation dévie et que le fait soit oublié. Et se déroule alors un chapelet de considération pouvant se classer en deux catégories : les « on s’en fout, la photo est siiii belllllllleee » et « on s’en fout, elle a un booooo cuuuuullll ».
Ici, qu’on ne s’y trompe pas, le scandale n’est pas dans le machisme des réflexions, ni dans leur niaiserie pardonnable. Sûrement pas, parce que sur ça, moi aussi « je m’en fous ». Mais l’horreur, c’est que la majorité dont parle si bien Philippe se foute totalement qu’on lui donne à bouffer une réalité falsifiée, et que cette immense majorité juge belle cette laideur du mensonge… et même qu’ils s’en délectent tous, par une perversion du goût qui m’évoque irrésistiblement les pires travers bourgeois du XIXe siècle.
Le scandale est dans ça : que cette photographie non retouchée soit irréductiblement plus belle que la retouché en couverture, qu’elle soit infiniment plus riche, plus chargée, et qu’il ne pouvait donc y avoir aucune raison valable de « l’effacer ». Le scandale est dans ce goût pervers pour le lisse, le transparent, l’absence, le rien, qui permet au vulgaire de projeter ce qu’il veut sur l’écran inoffensif de l’esthétique du vide, le scandale est le rejet général de VOUS TOUS pour la matière et pour le sens, pour la présence, pour cette lourdeur spécifique de la présence !
Sur la photographie originelle, Simone de Beauvoir est incroyablement « plantée », ancrée au sol, physique, lourde de chair (ferme) et de sensualité donc. Réelle, trop réelle, comme la pauvreté insupportable pour certains de la chambre, trop criante, trop contrastée aussi, comme la trivialité des détails, des toilettes et du papier… du papier hygiénique ! Mais quel scandale ! pauvres chochottes du Nouvel Obs !
Et alors la photographie qui semblerait faussement volée, puisqu’elle aurait entendu le déclic et souri, et donc « consenti », sinon peut-être même manipulé son amant en laissant la porte ouverte et en se campant crânement devant son miroir, tournant consciemment le dos à un photographe « armé »… Simone, pas la première « pauvre femme » venue, non Simone, la brillante Simone, si brillante que son jury a du tricher, en transpirant et en baissant les yeux de honte, pour qu’elle n’ait pas une meilleure note que Sartre, celle femme là, intellectuellement supérieure qui a du ravaler son humiliation d’être toujours jugé par plus bête qu’elle (et encore aujourd’hui), s’expose volontairement, et manipule la postérité, en laissant une image d’une femme qui vient de faire l’amour à son amant, dans une chambre, crânement, encore, et sans complexe. Quoi ? Elle ose ? Non, les chiottes, le PQ, la toilette après l’amour, c’est pas possible ! Le corps, le corps cambré, si cambré que son dos en est noir d’ombre, ses irrégularités de la fesse, ses muscles des jambes tendus à en faire éjaculer Crumb, non… On se la fait, mais on l’efface !
Alors, s’il était dit qu’on allait l’exposer, dans les kiosques et les supérettes,
pourquoi effacer la pesanteur, sinon pour effacer le corps ? Pourquoi effacer la présence, sinon pour effacer la situation ? Et alors, quoi de plus pornographique que cette pudibonderie esthétique qui veut ricaner, juste de l’idée, et édulcorer, qui veut dire, du bout des lèvres « elle vient de baiser », mais pas (trop) le montrer, sans la présence du corps, de l’anecdote des détails, de la crudité de l’ambiance, de la crânerie de la femme, de la vraie femme, avec son vrai corps, sexualisé, dont les détails anatomiques aujourd’hui haïs sont ceux-là mêmes qui depuis les débuts de l’humanité provoquent le désir.
Ce qui a été effacé, c’est le roman, c’est les conditions mêmes de ce roman, LA CONDITION, la sociale du lieu et LA CONDITION, l’humaine, du corps. Il ne reste donc rien, sinon un message idéalisé, à l’image des allégories de la vérité sans poil ni fente, presque sans puis, une incarnation du mensonge, de l’hypocrisie, de la perversion absolue de notre époque morbide. La femme de la photographie, du roman, n’est pas une victime, son encrage charnel exprime son assurance, sa morgue presque, et si l’on peut croire son amant, son sourire est un sourire qui s’amuse du désir de celui-ci, de sa faiblesse, et post-mortem, de la concupiscence des commentaires des blogs, des regards humides sur son cul, de la suffisance des exploiteurs de son image, puisqu’au bout cette image est SON image, par-dessus les arrogances niaises de notre époque, c’est son corps, qui vous emmerde, et qui semblerait, incroyablement, motiver des jeunes gens subjugués à lire ses écrits. Quelle ironie !
Ainsi, elle était plus intelligente que vous, et, comble, vous auriez pu la désirer !
Laissez-moi rire !