Le Manga dans les marges de l’Histoire

Publié le 7 décembre 2011

Je suis partagé… J’ai acheté les deux gros volumes d’Une vie dans les Marges de Yoshihiro Tatsumi, édité chez Cornelius, parce que ça me semblait un témoignage incontournable sur une période charnière de l’histoire du Manga… Et maintenant que je l’ai lu…, je suis partagé… Je n’arrive pas à démêler la valeur intrinsèque de l’œuvre de son évidente valeur historique… En fait, la question que je me pose, c’est si ces deux gros livres peuvent passionner quelqu’un qui ne s’intéresserait pas au Japon, aux Mangas et plus généralement à l’histoire des périodiques ? Je suis maintenant le plus mal placé pour savoir si la chose se tient par elle-même… Alors, comme amateur de la culture japonaise, de manga, et de publication illustrée en tout genre, je peux seulement dire que je ne regrette pas mon acquisition, et ceci malgré le luxe de l’ensemble… le témoignage et l’importance historique l’emportent sur toute autre considération.

Tatsumi a vécu et même initié une aventure éditoriale à la fin des années 50 qui est rentré dans l’histoire du manga. Il évoque ses souvenirs dans ce récit tout en douceur, tout en subtilité, et semble-t-il avec un véritable désir de rendre justice à la vérité des protagonistes de cette aventure collective.

Nous sommes loin de l’hagiographie publiée chez Casterman sur Osamu Tezuka. Ici, modestie, mesure et sentiments subtils reconstituent une aventure à priori antispectaculaire.

Car Tatsumi est un mangaka de l’après-guerre, de cette période incroyable pour le Japon, ou l’amertume de la défaite, du désastre, de la mort se mêle à l’espoir et l’énergie de la reconstruction. Il est de la génération à peine suivante celle de Tezuka qui va prendre les livres de celui-ci en pleine poire. Tezuka sera un phare qui sortira ces jeunes japonais de l’ombre des nuages de cendre. Mais très vite, cette génération de mangaka ressentira le besoin d’explorer, de découvrir, et de s’adresser à un autre public que celui du manga des années 50. Si Tezuka lorgnait sur Disney, s’adressant au début de sa carrière exclusivement aux enfants, Tatsumi et ses amis qu’il évoque avec une tendresse infinie  vont avaler le cinéma et le roman noir américain. Ils vont prendre ça comme une énergie brute qui va leur donner le courage de fonder un nouveau Manga, le Gekiga. Ceci demandant déjà une petite explication. Le Manga ne veut pas dire Bande dessinée, mais désigne un genre, un style et même une forme de bande dessinée, et ce genre assez « grotesque » enferme les récits  dans un carcan trop étroit. Il fallait donc changer de nom pour gagner en liberté. Dans les années 50, une génération de dessinateur va donc définir sa propre théorie, en inventant de nouveaux récits, plus noir, plus violent, bientôt plus intime et se chercher un nouveau public, plus adulte. Et de ce point, le récit de Tatsumi est éminemment important par la précision avec lequel il reconstitue ces réflexions sur le genre, sur le style, sur la liberté du récit. Alors, si pour vous le mot « Manga » évoque quelque chose de vulgaire et monolithique, lisez donc les souvenirs de Tasumi, et découvrez une histoire complexe produite par une efflorescence de petits éditeurs régionaux et de jeunes hommes à peine sortis de l’adolescence et de la guerre qui tentent de vivre d’un art ingrat qu’ils veulent ennoblir. Une aventure qui évoque irrésistiblement ce qui s’est produit en France dans les années 90 du XXe siècle !

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En sortant d’Une vie dans les marges, vous saurez bien des choses sur le Japon d’après-guerre, sur l’histoire du Manga, sur l’importance de Tezuka, et vous aurez découvert comment l’Histoire n’est jamais aussi mensongère que lorsqu’elle est ethnocentrée.

Donc, je ne sais toujours pas si c’est une grande BD, je ne saurais le dire, mais c’est une lecture indéniablement enrichissante, éclairante, rafraichissante, peut-être indispensable…

« Une vie dans les marges » tome 2 est en sélection officielle du prochain festival international de la Bande dessinée d’Angoulême.

[On peut compléter la lecture de ces deux livres par celle d’Ayako d’Osamu Tezuka, un gros « roman populaire », avec de l’espionnage, de la politique, des complots, des secrets de familles et du sexe, qui a pour cadre la même période de l’histoire du Japon. On le trouve aujourd’hui en un seul volume chez Delcourt.]

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