Les amantes de Elfriede Jelinek, roman

Publié le 26 octobre 2005

Je connaissais l’existence de Elfriede Jelinek. Je connaissais son existence comme ça, parce que j’avais noté son nom en comprenant qu’il ne pouvait pas ne pas y avoir un écrivain derrière « la Pianiste », comme dans tous ces films bâtis par un bon texte. J’avais ensuite noté, dans un coin, qu’elle avait « mal » reçu le Nobel. J’avais aussi entendu ou lu quelques remarques sur son caractère, que sa traductrice et amie française l’avait lâchée, lassée de sa noirceur

Je connaissais son existence et m’étais promis de la lire, intrigué, même le nez tendu vers un bon effluve. Mais je n’avais pas encore croisé un de ses livres. Comme il n’y a pas d’actualité littéraire, antinomie, oxymore de propagande, je me foutais bien de la croiser maintenant ou dans dix ans.

Ce sont « les amantes » qui me sont tombées entre les mains, d’occasion, mais pas lu. Quelqu’un trompé par le titre et la couverture insensée du livre de poche me l’avait offert involontairement.

Pas de majuscule. Une histoire en minuscules.
Des abréviations, des noms abrégés, sans importance.

Jelinek est une cynique. C’est rare. Il y a pléthore d’aspirants, souvent vaguement rock ou punk, ridicules dans leur uniforme de rebelle adolescent. Mais pas de vrai cyniques. Jelinek, comme Cioran, est une cynique. Mais elle est romancière. Le roman, la forme même de la sensibilité, de la sensiblerie même, n’est pas fait pour ça. Même s’il se termine mal, ou pas, il n’est pas cynique. Le cynisme est la négation du roman. Un cynique ne peut croire qu’il puisse se passer quelque chose, que ce soit dans le récit ou dans l’écriture. Mais Jelinek est cynique et romancière.

Elle prend deux femmes. Deux autrichiennes. Aujourd’hui. Et demande à la vie de se raconter, de son point de vue, à la vie. Pas du point de vue de l’auteur, humaine. Pas du point de vue de Dieu, bien trop humain. Pas du point de vue de l’un des personnages, incapable. Du point de vue de la vie. La machine qui nous broie. Elle prend ici la forme de la petite société formée des deux femmes et de leur entourage proche.

Le texte-machine met doucement en branle ses rouages, répétition mécanique et voix atone. Dérapage constant du sens, englobant, entourant, enserrant jusqu’à étouffer. Insensible à son objet, à ses objets, sans sujet, le texte broie deux êtres sans chair et sans sang. Juste des désirs programmés et des aspirations immédiates. La vie est froide, les désirs sales et mauvais, petits, si petits qu’on en a honte. ça va mal se finir parce que ça se finit, toujours, et si vite. La mort est. La main froide de l’étroite sociologie écrase la tête des filles, à raz la tête, dans la merde des hommes. L’amour est la haine déguisée, le désir sexuel est un calcul financier, toutes les aspirations sociales sont des pulsions de possession maladives.

Allez, à poil la vie ! À poil. Montre ce que tu caches ! Montre à Jélinek, qu’elle te raconte. Montre comme t’es sale, négligée, comme tes dessous puent la sueur et la pisse. Montre tout ce que tu possèdes ! Montre-nous comme elle est jolie ta bluette. Arrête donc de mentir avec ça. À elle est belle la mariée ! Bonne à se faire enfournée et prendre des beignes !

Misérable.

Elfiede Jelinek énonce lentement la misère de Paula et Brigitte, elle s’amuse de leur bon et mauvais exemple. Mon oeil. Bon et mauvais exemple mènent au même trou, au même oubli, à la même vanité d’être.

Je n’ai pas encore lu les autres livres d’Elfriede que je l’appelle déjà par son prénom. Au fur et à mesure de ses pages, je sentais grandir en moi une affection pour l’auteur que je ne m’explique pas complètement. Une étrange affection, profonde, solide, de celle qui vous mouille pas l’oeil, mais vous fait sourire.

Les mecs, arrêtez vos jérémiades. Elfriede est meilleure.

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