Les dames à la tête penchée de Gabriel Albert

Publié le 30 juillet 2022

Nous n’avons pas écrasé le jeune chevreuil. In extremis. Céline l’a vu surgir derrière un bosquet, a anticipé sa traversée et m’a prévenu à temps. Nous voilà arrêtés en pleine route, en plein champ. Nous sommes loin de tout axe important. D129. Deux courbes encore, une plongée vers un hameau, et plus loin, sur la droite, je reconnais la maison sans l’avoir jamais vu, puisqu’on y distingue déjà, dans le jardin attenant, quelques personnages étranges. C’est là. Derrière la maison, un champ sert de parking. Quelques voitures. Tout est simple, calme, ouvert et gratuit. Du parking, nous pensons apercevoir d’autres visiteurs, mais c’est une illusion. Nous avons été trompés par la foule des personnages de béton de Gabriel Albert. De loin, ceux qui restent suffisamment polychromes font illusion.

Gabriel Albert (1904-2000) est un menuisier qui depuis l’enfance voulait modeler, mais il aura dû attendre sa retraite pour remplir son jardin de sculptures. On le classera dans les bruts, notion qui me pose toujours problème, et c’est un naïf assurément, par défaut d’éducation, mais plus simplement un artiste longtemps contrarié. Formellement, rien ne distingue sa production de celle d’un artiste contemporain, et rien ne distingue non plus ses protocoles de ce qui se fait communément en Art. Collage, modelage, moulage, assemblage, inspirations divers, TV (les vedettes et les hommes politiques), documentation photographique (comme Jeff Koons après tout), sérialité, variations et références historiques… et le plus souvent synchronisme des représentations. Surement ce qui donne la marque la plus moderne à la plupart des figures. Ses personnages sont ses contemporains (certains sont des portraits, et même superbes autoportraits d’ailleurs). Mais aussi, ce qui qualifie le pop-art, son inspiration de formes aristocratiques socialement dégradées, comme les sculptures décoratives en plastique par exemple. Même l’errance technique est commune dans les études artistiques. Beaucoup d’autodidactes fantasment ces études, pensant qu’on t’y donne des « techniques », alors que depuis le XXe siècle, on t’y encourage à les chercher et les trouver par toi même, au risque de l’erreur. Oui, Gabriel Albert avait dans les poches de sa salopette de menuisier toute la panoplie du sculpteur du XXe siècle, sans s’en douter complètement. Le fait, d’ailleurs, qu’il note que son atelier n’était pas beau, qu’il ne le trouvait pas beau, montre bien qu’il avait en magasin une esthétique construite de ce que devait être un artiste. Naïf ne veut pas dire inconscient (cette confusion-là est le crime  social derrière la notion d’Art brut). Ne lui manquait que… l’héritage symbolique et donc le contexte social justement, et le réseau qui va avec. Gabriel Albert est donc, simplement, un artiste hors réseau, un artiste immobile qui œuvre là où il est né, et il  remplit son jardin, comme bien d’autres vrais personnages de Jacques Abeille, et ne peut s’appuyer, pour le feed-back, que sur une société limitée à son entourage géographique.

Maintenant, surinterprétant — mais il est impossible de faire autrement — si je dissocie l’imprégnation du processus intellectuel dont fait parti, par exemple, la collecte de documents photographiques, je me demande à quoi Gabriel Albert a pu être conforté enfant pour nourrir son désir de sculpture. Jouets, gravures et photographies de magazine, statues de jardin de plus ou moins bonne qualité ? Mais passant devant ses visages hiératiques, comme pré-usés par un modelage tendu, la tête légèrement penchée et le regard tout intérieur, surtout chez ces femmes, nombreuses, je pense à la sculpture romane qui peuple les campagnes françaises. Et me dit que si c’est l’une de ses imprégnations, c’est peut-être cela qui donne cette force étonnante aux figures les plus hiératiques. Et c’est en tout cas bien meilleur que lorsqu’il lorgne sur la sculpture religieuse néo-classique et parfaitement commerciale du XIXe. Alors, malgré sa simplification des formes pour assurer leurs assises, les postures un peu gauches marque d’une certaine maladresse, et souvent ce léger déséquilibre arrière qui laisse toute place au visiteur d’appréhender la figure, il ne se débarrassera pas facilement du kitch du modèle. Ses statues les plus religieuses ne s’en remettent pas. Alors que toutes ces femmes au regard empreint d’une douceur étonnante, à la tête penchée et souvent plus ou moins dénudées (le fascicule gratuit qui guide la visite note que les femmes nues représentent 10% des figures. Pourcentage auquel il faut adjoindre les partiellement dénudées, en maillot et autres danseuses) semblent toutes vibrer d’une réelle vie spirituelle… Tout en assumant clairement leur évidente dimension érotique (aperçu aucun homme dénudé, faisant donc de la figure d’Eve ou de Vénus de parfaits prétextes. Le prétexte, cette fois-ci, est un classique de la période classique).

À quelques kilomètres de là, un maire indigne a fait raser l’œuvre d’un sculpteur animalier. L’œuvre d’une autre vie. On appelle ça un meurtre symbolique. Dans la même zone, une maison a été couverte de subtiles mosaïques entièrement composées de fragments récupérés par un père et son fils. Celle-ci est sauvée, en cours de rénovation. Le jardin de Gabriel, quant à lui, a été inventorié et les sculptures sont progressivement rénovées. Les figures de Gabriel Albert sont sauvées, et lui mène maintenant une carrière artistique posthume, comme il se doit.

Le jardin de Gabriel, à Nantillé, Charente Maritime.

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