Le monde à l’envers ! Me retrouve obligé de me dépoussiérer de la lecture poussive d’un pseudo marginal sulfureux en lisant le dernier prix Goncourt ! Mais ! Mais voilà.
L’ordre du jour d’Éric Vuillard, chez Actes Sud, m’a réveillé et surpris par sa simplicité et son premier degré. Je ne m’attendais pas à « ça » d’un Goncourt, et reste encore sous l’effet de cette manière inattendu de dérouler la mécanique du drame et de mettre brutalement les mains dans le cambouis de l’Histoire. Je ne m’attendais pas à un texte de combat, vif, acide, rapide et efficace.
Je comprends maintenant pourquoi certains rient jaune, pourquoi d’autres ont ronchonné « c’est pas de la littérature » 1, tous digérant mal sans doute les résonances funestes avec notre ordre du jour et le rappel salutaire que les familles compromises et jamais repentantes sont toujours là, et ont encore aujourd’hui, peut-être, une part encore plus grande de pouvoir et donc de responsabilité.
Ce court récit me venge de quelque chose. C’est l’impression que j’ai eue, forte, persistante, mais trouble, sans que je comprenne totalement pourquoi. Un peu comme ma première lecture d’Hannah Arendt, il y a plus de trente ans, m’avait libéré de la désagréable impression que les histoires de la 2e guerre mondiale étaient fautives, qu’elles mentaient, autant celles de l’école que celles des fictions, parce que « quelque chose n’était pas logique », en particulier dans le comportement des gens. J’avais grandi avec ces histoires, familiales pour certaines, et tous ces films à la TV. J’en avais fait des cauchemars, et j’ai des souvenirs de rumination nocturne sur le mal. Ce n’était pas que je voulais comprendre, mais que j’avais besoin de mettre en accord les histoires d’horreurs vraies des récits historiques avec ce que je vivais du comportement commun des gens. Intuitivement, je ne croyais pas au mal mystique qui fait des salauds des êtres exceptionnels. Cette adéquation entre les événements et les acteurs de ces événements, c’est Hannah Arendt qui me l’avait apporté.
L’ordre du jour, dont le titre à double sens résonne aussi avec Foucault, joue un rôle équivalent, car, paradoxalement, il n’est pas un texte historique. Un historien, ça campe des personnages historiques dans des événements historiques. Mais un personnage historique, ça n’existe pas, ça n’est pas humain, c’est une valeur, survaleur souvent, selon l’idéologie de l’historien. Et c’est bien ça qui m’avait toujours fait douter de l’Histoire. Éric Vuillard n’est pas historien. Il campe la scène d’un drame, fige le temps, tourne autour, ausculte les acteurs, froidement, mais sans détachement. Il est impliqué. Ces acteurs-là, de ce drame qui n’aurait pas dû les dépasser, il les méprise, et ça fait du bien, car ils sont haïssables, mais surtout méprisables, et c’est ainsi qu’il faut traiter cet éternel ramassis d’hommes médiocres, suffisants, petits et mesquins, seuls vrais monstres de cette planète qui (toujours habillés pareil, remarque Vuillard) passent leur temps à nous entraîner vers le fond au nom de leurs minables intérêts privés. C’est comme si nous habitions au faîte d’une immense croûte, concrétion de protéines fibreuses informes tentant de réparer (ou cacher) une plaie violente que l’écrivain gratte ici jusqu’à pointer d’un ongle aigu la pulpe vive de la blessure ancienne. Puisque j’ai lu dernièrement Jim Thompson, sublime écrivain de la culpabilité collective, si la culpabilité est collective, Éric Vuillard montre en quelques tableaux, scènes clefs de notre malheur collectif, qu’elle n’est pas également répartie. Le niveau de responsabilité historique suit en parfaite logique celui de la responsabilité sociale, à l’échelle du pouvoir d’agir et donc de nuire. Il y a bien eu, et il y a encore des responsables coupables.
Et toujours à ma surprise, je me suis demandé, presque, si primer ce livre n’était pas un très inattendu acte de résistance ?
La guerre des pauvres, et au lit ! | BONOBO.NET
[…] fait donc Éric Vuillard ? Je ne sais pas, chaque année, un texte, une claque, un revers, une promesse d’encore plus, et… je ne sais pas. Quand je pense à ce que […]