Quand le scandale éclate, je suis en train de lire une traduction de Tite-Live. Et Denys d’Halicarnasse aussi. Il y avait une raison pour que je me perde là, aussi loin. Je partais d’une pièce de Shakespeare, de son sujet et de son pendant dans la peinture classique, commençant selon une vieille habitude à collecter les versions, par divers peintres, du suicide de Lucrèce…
Brusquement, mon observation désuète prenait une brûlante actualité. Pourtant, je n’aime aborder l’actualité ni frontalement, ni rapidement, et j’avais déjà effectué une ellipse culturelle en 2011 à propos d’une affaire connexe ici
Satyre médiatique
Alors Lucrèce ?
La Lucrèce dont il est question est la femme du Romain Tarquin Collatin. En 509 av. J.-C., pendant un siège, les soldats désœuvrés débattent des vertus comparées de leurs épouses. Pour vérifier, ils rentrent à Rome sans prévenir, et découvrent leurs épouses s’amusant « avec des jeunes gens de leur âge ». À l’exception de Lucrèce. La vertu supérieure de cette dernière la rend si désirable que Sextus Tarquin, fils du roi Tarquin le superbe (les autres Tarquin devaient l’être moins), et cousin de Tarquin Collatin, se fait inviter chez elle et tente de la séduire. Repoussé, il la menace, la brutalise et la viole :
« Brûlant de désir, il attend que tout soit tranquille et assoupi, « tire son épée, et se rend auprès du lit de Lucrèce endormie. Il presse de la main gauche la poitrine de cette infortunée : « Silence, Lucrèce, je suis Sextus Tarquin, je tiens mon épée : tu es morte, s’il t’échappe un cri ». Cette femme, effrayée, ouvre les yeux : point de secours, la mort est devant elle. Alors Tarquin lui déclare son amour, il prie, il menace, il n’oublie rien de ce qui peut émouvoir le coeur d’une femme, mais, la trouvant inébranlable, et insensible même à la crainte de la mort, il y joint celle du déshonneur. Il lui déclare qu’il placera près de son corps le corps nu d’un esclave égorgé, pour faire dire qu’il t’a immolée dans un adultère avilissant. Vaincue par cette crainte, l’inflexible chasteté de Lucrèce cède, enfin à la passion de Tarquin, et il s’éloigne, fier de son triomphe sur l’honneur d’une femme. »
« Mais Lucrèce, succombant sous le poids de son malheur, envoie un exprès à Rome et à Ardée, avertir son père et son mari de se rendre auprès d’elle avec chacun un ami ; que leur présence était nécessaire ; qu’il fallait se hâter ; qu’il était survenu un événement affreux ! Sp. Lucretius arrive suivi de P. Valerius, fils de Volesus, et .Collatin, de Brutus, avec lequel il retournait par hasard à Rome quand il avait rencontré le messager de son épouse. Ils trouvent Lucrèce assise dans sa chambre, la douleur sur le front. À leur arrivée, des larmes coulent de ses yeux, et quand son époux lui demanda si tout allait bien : « Non, répondit-elle : car quel bien peut-il rester à une femme après la perte de son honneur ? Collatin les traces d’un étranger sont dans ton lit. Au reste, mon corps seul a été souillé, mon coeur est innocent : ma mort en sera la preuve ; mais donnez-moi votre parole, mais jurez que l’adultère ne restera pas impuni. C’est Sext. Tarquin qui, cachant un ennemi sous les dehors d’un hôte, est venu la nuit dernière, l’épée à la main, chercher ici des plaisirs qui ne lui seront pas moins funestes qu’à moi, si vous êtes des hommes”. Tous, l’un après l’autre, lui donnent leur parole et cherchent à consoler sa douleur en rejetant la faute sur l’auteur de cet attentat. Le coeur seul peut être coupable et non le corps, et, quand il n’y a pas d’intention, il n’y a pas de crime. “C’est à vous, poursuit-elle, de voir quel châtiment il mérite. Pour moi, si je m’absous de la faute, je ne m’exempte point du châtiment. Jamais femme pour survivre à son honneur ne s’autorisera de l’exemple de Lucrèce.” À ces mots, elle s’enfonce dans le coeur un couteau qu’elle tenait caché sous sa robe, et tombant sous le coup elle expire. »
Ensuite, le personnage de Brutus s’empare de la promesse de vengeance de Lucrèce pour monter le peuple contre le tyran, père du violeur, renverser la Royauté, instaurer la République et… exiler le mari de Lucrèce en tant que cousin du roi…
Je trouvais suffisamment intrigante la manière dont cette histoire avait été illustrée par la peinture classique pour en collecter des versions. Et je suivais mon intuition première quand le scandale a éclaté, suivi par le tsunami sociétal des hashtags.
La peinture
C’était une telle habitude depuis le XVIe siècle de se servir d’anecdotes antiques ou bibliques pour des raisons libidinales que même Diderot, pas particulièrement puritain, en fit une allergie et hurla contre « tous ces seins et derrières » qu’on étalait à tort et à travers.
Et il est évident que les peintres et surtout leurs commanditaires ont eu une prédilection pour les épisodes qui justifient la nudité… Mais le dénuement et l’érotisation sont deux choses différentes, souvent associées, mais pas obligatoirement. Et la nudité ne suffit pas à noter une érotisation d’une mise en scène. Il faut une situation. En général, les peintures ont simplement puisé dans les épisodes présentant de manière évidente une tension érotique, comme le voyeurisme et le harcèlement dans Suzanne et les vieillards, ou encore le jeu pervers sur la soudaine pudeur d’Adam et Eve…
Tout ça semble « de bonne guerre » en société puritaine, et même s’il faudrait noter que cette peinture-là ne concerne pas grand monde. La peinture n’était pas un média de masse, et sa diffusion, ne serait-ce que dans la bourgeoisie, passait par la gravure. On finit par croire, à cause de l’actuelle diffusion massive des reproductions, de leur affichage muséal et de leur survalorisation patrimoniale que ces images de nudité étaient communes. Mais, non, elles étaient soit à usage privé, soit accrochées haut, par exemple, pour que « les femmes ne posent pas le regard dessus ».
Mais dans le cadre très large de cette production d’image à usage strictement libidinale, il existe des représentations à l’érotisme forcé, ou plutôt qui représente des épisodes dont on distord le sens pour en extraire un érotisme qui n’était a priori pas évident. C’est le cas du suicide de Lucrèce :
En effet, rien dans l’histoire telle que rapportée ne justifie l’exhibition de Lucrèce. Lorsqu’elle se poignarde, elle est en public, en particulier en présence de son mari et de son père, et vient de témoigner de son viol au cours d’une scène distincte de celle de l’agression…
Illustration de la séquence « viol » « suicide » en 1474 (source)
Raccourci narratif par Jan Sanders van Hemessen (v.
Version narrative dépliée par Botticelli, sans tension érotique particulière :
Si vous pensez pouvoir lire une évolution morale entre le moyen-âge et la modernité, détrompez-vous. Encore un raccourci narratif dans ce livre du XVe siècle, qui représente Lucrèce se suicidant directement dans le lit du viol, interprétant légèrement abusivement le « Ils trouvent Lucrèce assise dans sa chambre » (Source : Gallica) :
Et Rembrandt, en 1664 et 66, s’approprie Lucrèce, la rhabille, lui rend sensibilité et dignité, lui donne les traits de sa concubine morte de la peste en faisant référence au blâme de l’Église qu’il reçut pour vivre avec sa servante… Au passage, inutile d’imaginer un grand progressiste dans l’homme qui fait interner une domestique parce qu’elle lui rappelait publiquement ses promesses de mariage. C’est plutôt ici une manière d’avoir le dernier mot…
On trouvera aussi parfois quelques représentations illustrant l’histoire de Tite-Live au premier degré. Dans ce cas, moins, ou pas d’érotisme. Le sein « rappelant l’antique » reste parfois dévoilé, mais la scène globale ne devient plus que la représentation d’un drame. Dans ce cas, la scène représente l’action suivant le suicide : le serment de Brutus devant Lucrèce morte. Le sujet devient alors clairement la fondation de la République romaine.
Mais jusqu’au XIXe, quand le sujet reste Lucrèce, il n’y a aucune ambiguïté : ici par Damià Campeny en 1834 :
Contamination
Cette femme présentée comme la plus vertueuse des épouses de dignitaires romains se poignarde pour laver son honneur. On ne voit pas trop pourquoi elle irait se dénuder en prenant des poses pour ça… Sinon à vouloir synthétiser en une seule image la tension sexuelle du viol et la tension dramatique du suicide par poignard dans un raccourci pré-psychanalytique saisissant.
Violence, viol, suicide par poignard, pouvoir, révolution sont tous des éléments romanesques de haute intensité. Ces éléments se concentrent tous dans la manière dont le destin de Lucrèce se résume à deux uniques séquences violentes. Après avoir noté que la représentation choisit cette anecdote plutôt qu’une autre, on comprend qu’elle doit choisir quoi représenter. Parfois on représentera le viol, parfois le suicide, parfois le serment de Brutus, mais alors Lucrèce n’est plus le personnage principal. Pour évoquer Lucrèce, la majorité des artistes a fait le choix de représenter le suicide, acmé de l’intensité dramatique, mais en contaminant l’instant du suicide avec la tension sexuelle du viol. Les artistes, comme Lucas Cranach, le Parmesan, Sodoma, Durer, Joos Van Cleve, Guido Cagnacci, Guido Reni, Hans von Aachen, Luca Cambiaso, le Maître du Saint Sang, Francesco Francia, Mattia Preti, etc. semblent vouloir capitaliser sur les deux tensions, sexe et mort, pour une érotisation maximum, tordant au passage la vérité du récit et la qualité des personnages. À minima on lui dénude un sein pour clarifier le geste du poignard (à l’imitation des amazones antiques, ou pour une évocation miroir de la charité romaine ?), mais dans la très grande majorité des représentations, il semble évident qu’on veut absolument faire de Lucrèce la vertueuse une icône érotique.
Et cette érotisation forcée d’un épisode qui ne l’est pas la rapproche d’une autre imagerie de l’érotisme classique : le suicide de Cléopatre, associant ainsi formellement le serpent et le couteau.
Et déjà contre le récit le plus courant de Cléopâtre plongeant sa main dans un panier de dattes cachant deux serpents (geste ni sexy, ni visuel), les peintres la représentent souvent topless, portant étrangement le serpent à sa poitrine, prenant des poses lascives, voire allongée totalement nue, tranquille, sans pour autant que l’histoire ne le justifie.
C’est bien dans les deux cas une mise en scène gratuitement érotique de la mort d’une femme. Et un jeu de raccourci fictionnel, une économie sémantique qui fait entrer dans l’instant du suicide, dans le cas de Cléopâtre toute la réputation de « la reine putain », et dans celui de Lucrèce, l’épisode du viol qui vient baigner le moment de son suicide d’une aura érotique.
La similitude troublante des représentations permet de s’interroger sur ce qui fusionne en un même motif Cléopâtre et Lucrèce, deux personnages dont l’historicité problématique permet manipulation et appropriation.
En effet, un contre exemple flagrant permet de comprendre que ce n’est pas le suicide qui les réunit et que ce n’est pas non plus le suicide qui provoque la nudité. Sophonisbe, autre suicidée, échappe largement à ce traitement, car sa mort ne semble pas posséder certaines « qualités » : le poison n’est pas un substitue du phallus, et le personnage de Sophonisbe, proverbialement belle pourtant, ne semble pas provoquer le fantasme. Sa mort « pour ne pas tomber aux mains de ses ennemis » ne remet rien en cause, surtout pas l’ordre social. Ce suicide-là peut même être validé par toutes les traditions martiales.
Et dans le dessin même des représentations de la mort de Sophonisbe, on n’assimilera pas non plus formellement l’agonie avec l’orgasme. Ce n’est donc décidément pas le suicide qui fusionne Cléopatre et Lucrèce, mais quelque chose qui manque à Sophonisbe, qui est pourtant elle aussi une femme, et elle aussi une femme dite « séduisante »…
Cette chose qui rapproche Cléopatre de Lucrèce et que Sophonisbe n’a pas, c’est une dimension sexuelle problématique. Par leur destin propre, les deux suicidées érotisées se heurtent toutes les deux de plein fouet à un ordre tyrannique, un ordre des sexes, un ordre par le sexe, et toutes les deux, sous l’emprise de cet ordre, ne trouvent que le suicide pour in fine s’en extraire…
Évidemment, les destins sont radicalement différents, selon la légende, l’une, Cléopatre, a largement joué de son apparente soumission sexuelle. Alors que l’autre, Lucrèce, refuse catégoriquement de jouer le jeu et repousse les avances du fils du roi. Mais Lucrèce oppose à l’ordre de la hiérarchie sociale non son libre arbitre, mais un ordre moral qu’elle considère supérieur, celui d’une morale sociale traditionnelle, de l’ordre du mariage qui condamne l’adultère. Elle est ainsi plus cousine d’Antigone dont l’ordre « naturel » des attachements familiaux s’oppose à la tyrannie arbitraire d’une hiérarchie conjoncturelle que de Cléopatre dont le crime est de jouer politique « comme un homme », avec les hommes, dans l’enceinte même du pouvoir des hommes. Chez Lucrèce comme chez Antigone, il y a opposition de deux ordres archaïques, deux ordres dont les deux sexes seraient respectivement « naturellement » dépositaires.
En ce sens, le viol de Lucrèce par le fils d’un roi devient l’échec de l’autorité. Mais il n’est pas un échec contre « la liberté » ou encore contre « le droit », mais contre un ordre opposé tout aussi oppressif d’une morale collective traditionnelle dont Lucrèce devient l’agent (si l’on veut bien croire Tite-Live). Lorsqu’on lit les réactions violentes des actuels réfractaires à toute question féministe, on découvre qu’ils ne vivent pas « une avancée sociétale féministe » comme un gain de liberté ou un progrès du droit pour tous, mais comme une défaite masculine face à un ordre moral oppressif qui serait portée par les femmes.
En 509 avant J.C., cet échec de la domination masculine se paiera pour le violeur d’un exil et pour le pays d’un changement de régime. En tyrannie, le suicide (et le meurtre du mari, autre vieille tradition) semble la seule issue à la résistance féminine.
Et de la renaissance à la modernité, quelles que soient les justifications pseudohistoriques (imitation d’un antique fantasmé) pour le commanditaire du peintre, dénuder Lucrèce comme Cléopatre à l’instant de leur suicide, et donc les rendre vulnérables et sexuellement disponibles, c’est gagner la dernière bataille, celle de la mémoire, en récupérant l’empire sur leur corps à l’instant ou leur esprit rebelle les abandonne. Et c’est donc une forme de basse revanche, et très au-delà de la simple tension érotique, c’est les réintégrer de force dans l’ordre autoritaire du patriarcat.
Si vous pensez qu’il n’y a pas de sujet, sachez qu’un universitaire français (que je ne citerais pas) peut qualifier aujourd’hui le viol de Lucrèce « d’accident ». Voilà qui résonne avec ce fait divers de décembre 2015 :
Et le même historien doute « sérieusement » du lien entre le viol et le renversement du régime romain… Mais franchement, il y a de grandes chances pour qu’on ne sache jamais si vraiment la République romaine commence par un viol. Aujourd’hui, ce que nous pouvons tirer des récits de Tite-Live, sinon une garantie historique, c’est la manière dont lui, à son époque, juge l’acte même du viol, en appuyant sur le statut de victime de Lucrèce et sur son absence de consentement. Ce qui, en matière de civilisation, pourrait en remontrer à quelques contemporains et à la justice d’aujourd’hui. Et ceci enlevant un argument à la confrérie de nos contemporains hystériquement patriarcaux qui cherchent à se justifier, voire à passer pour des victimes d’une époque « trop sensible » où d’un cadre moral « relatif ».
Mais justement, pour dépasser le mur moral et temporel qui nous sépare de Lucrèce et de la manière dont elle (à travers Tite-Live) justifie son comportement, il faut se poser une question simple : « que se serait-il passé si Lucrèce ne s’était pas suicidé ? »
Rien.
Si, contre l’avis raisonnable et compréhensif de son entourage qui l’assure qu’elle n’est coupable de rien, elle se suicide quand même, c’est parce que son violeur est fils du roi, qu’il a le pouvoir et même autorité sur son mari, et que la royauté n’est pas une société de droit. En se tuant, de victime, elle devient martyre, instrument politique et tue la royauté. Encore une fois, c’est évidemment l’histoire que raconte Tite-Live…
Ainsi, si Lucrèce est tout de suite reconnu comme victime par son entourage et que sa parole est reçue, ce n’est pas ce qu’elle veut. Elle ne veut pas qu’on la reconnaisse comme victime, qu’on la désigne comme victime (ce qui dans la réalité, même si c’est important, est souvent vécu comme une double peine), mais qu’on reconnaisse son violeur, qu’on le désigne comme coupable. Et elle sait que vivante elle ne pourra pas l’obtenir. Ce que désire Lucrèce par-dessus tout, et son appel à la morale passe ici pour un prétexte, c’est qu’on la venge, et elle sait qu’elle oblige à la vengeance en se suicidant.
Car, vivante et violée, même si l’entourage reconnaît le tort, ils ne remettront pas pour autant en cause la hiérarchie sociale. En se tuant, elle provoque la colère, projette sa souffrance sur ses proches, et provoque le renversement des tyrans. Dans son cadre social et historique, seule sa mort oblige son entourage à reconnaître publiquement le coupable et à le punir. On remarquera au passage que s’il perd le pouvoir, il ne sera que banni… (Et que le personnage de Brutus semble instrumentaliser politiquement sa mort).
Parfois, au hasard d’un fait divers… Je vois passer ce tweet à l’instant :
… On pourrait trouver notre époque moins sensible au viol comme crime que Tite-Live (contemporain de Jésus) et Shakespeare (XVIe) qui met en scène le drame de Lucrèce dans une pièce éponyme, et qui semble lui très sensible au libre arbitre (Roméo et Juliette). Mais déjà moderne, Shakespeare milite pour qu’un troisième ordre impose son autorité aux deux ordres archaïques de la morale familiale et de l’autorité de l’état : L’amour. Ce qui veut dire « l’empire du sentiment individuel contre les ordres collectifs ». C’est l’avènement de « la liberté individuelle » comme antidote aux tyrannies des hiérarchies sociales et des traditions. Ni Lucrèce, ni Cléopâtre, ni Antigone ne sont des martyres de la liberté. Roméo et Juliette si.
Plus proche, au milieu du XVIIIe siècle, l’Europe pleure sur le tragique destin de Miss Clarisse Harlove. Best-Seller absolu, désigné comme chef-d’œuvre par son temps, la romance épistolaire de Samuel Richardson fait pleurer sur le sort de Clarisse qui pour échapper à un horrible mariage arrangé fuit avec un homme qu’elle pense « amical », mais qui fini par la droguer pour la violer (hé oui, ça existait déjà). Maltraitée et traumatisée, Clarisse Harlove meurt et sa famille repentante la pleure… La morale du roman : La jeune fille est morte car on n’a pas respecté son libre arbitre… Pour en arriver là, il aura fallu se libérer de deux tyrannies.
Si je peux raconter ces histoires anciennes, c’est parce que des auteurs, et même les peintres mercenaires, ont inscrit des conflits dans leurs oeuvres. Et si ces conflits sont inscrits, c’est qu’ils étaient le lieu d’enjeux importants. Et si dans ces histoires les héroïnes se suicident, c’est pour chaque fois montrer que la logique de leurs oppresseurs n’a qu’une issue possible, leur mort. La conclusion est toujours la même : vouloir contrôler c’est tuer. Et ceci, même si ce qui les oppresse n’est pas toujours de même nature. Ainsi, par l’exemplarité de Lucrèce, la République romaine démontre sa supériorité morale sur le régime antérieur. Organisation collective contre tyrannie arbitraire, elle se considère comme plus vertueuse et elle annonce ainsi que nul prince n’y violera une dame romaine. Pourtant, bien plus tard, cet ordre moral collectif fondé sur l’ordre de la famille que brandit Lucrèce contre la tyrannie des Tarquins est celui-là même qui tuera les amoureux Roméo et Juliette et Clarisse Harlove.
Brutus, présenté souvent comme l’opportuniste révolutionnaire, profite du martyre de Lucrèce (perdante d’une guerre entre deux principes opposés, mais portant une violence intrinsèque équivalente) pour imposer une troisième voix, d’une organisation collective construite sur le droit.
Ce ne sont que des histoires, et les auteurs ne sont pas garants des moeurs de leur temps, pas plus d’ailleurs que des traditions morales qu’ils contredisent souvent. Mais, contre ces inerties sociétales qui pèsent même dans les sociétés de droit et attirent les pratiques vers les pires obscurités, de la confusion entre soumissions sociale et sexuelle dans tous les systèmes autoritairement hiérarchiques d’un côté, et de l’autre de ce qui passe parfois pour fondateur des sociétés humaines : l’exogamie qui fait du corps des filles la première marchandise à disposition des familles, ces quelques auteurs restent témoins d’une très ancienne sensibilité morale aux questions du libre arbitre des femmes, en éternel première victime des oppressions.
Et même si Tite-Live nous semble moralement lointain : exemplarité, vertu, adultère, lois de l’hospitalité, il ne faut pas s’appesantir sur l’archaïsme du cadre pour noter le comportement de l’entourage de Lucrèce : apprenant son viol, ils tentent de la convaincre qu’elle n’a pas commis de faute, car elle n’était pas consentante. C’est ici, sur cet unique point, que le récit de Tite-Live nous envoie un message encore signifiant, car aujourd’hui même, on voit souvent s’exprimer une suspicion de culpabilité des femmes victimes de viol. Et l’on peut s’inquiéter que ce qui semble évident à Tite-Live au premier siècle de notre calendrier ne semble toujours pas l’être aujourd’hui…
Alain François
Patrick Peccatte me signale deux Sophonisbe nues, de Giovan Pietro Rizzoli
et Giovanni Francesco Barbieri detto il Guercino,
qui viennent tempérer la norme qui reste massive. Mais qui montre aussi comme la peinture dite « classique » fonctionne par mimétisme et recyclage permanent. Et a aussi pour fonction de déshabiller n’importe quel personnage, en particulier féminin.