Pourquoi Roland est-il furieux ?

Publié le 16 mars 2015

Donc, le virus ne meurt jamais vraiment, puisque, comme petit paquet mignon d’informations organisées, il n’a fait que glisser à travers moi vers d’autres gentils hôtes. Je me demandais, s’il était possible de se détecter en période d’incubation et que nous réussissions à nous isoler pendant ce temps, entendrions-nous l’exaspération du virus brusquement célibataire ?

Et j’en sors comme de petites vacances. Où plutôt, en bon hyperactif, voilà qui est à peu près ce qui se rapproche le plus du concept de vacances pour moi. Alors, sur mon canapé, me suis avalé une série entière adaptée de l’univers Marvel, et je ne suis pas sûr de pouvoir en dire vraiment quelque chose d’intelligent, sinon noter les manigances scénaristiques auxquelles je suis maintenant plus sensible peut-être ? Hum… Non. Et j’ai lu Roland furieux de l’Arioste (début de rédaction : 1503), un texte que j’avais fréquenté, mais sans franchement lui porter l’intérêt qu’il mérite.

Je savais quoi ? J’en connaissais des passages, les clichés qu’il avait lui-même repris de la mythologie gréco-romaine, et quelques ramifications. Maintenant, j’en suis sûr, ce texte-là est bien un très grand hypotexte, à l’équivalent de l’Odyssée peut-être. Très au-delà des quelques peintures de gonzesses entravées et de l’adaptation trahison d’Anne Golon (Angelique Marquise des anges), ce texte, best-seller du vivant de l’auteur ( le livre aurait été réédité 7 fois du vivant de l’Arioste), joué sur les places, colporté aussi bien à l’écrit qu’à l’oral, a ensemencé toute la culture occidentale ultérieure. Toute. Au point que je suis persuadé aujourd’hui que si Disney a adapté les trames de pas mal de contes, il a piqué la manière de les illustrer à L’Arioste, et à personne d’autre. En fait, c’est l’intégralité de notre manière d’imaginer les temps chevaleresques qu’on retrouve chez L’Arioste, mais aussi sa parodie, et même plus précisément les gags chevaleresques (en particulier, les gags sonores).

Et ceci est important…

Oui, voilà une œuvre aussi foisonnante que passionnante, qui n’est pas un texte sacré (ouf!), et qui est un très grand hypotexte. Et je ne peux m’empêcher de penser à Georges Steiner et sa classification vaguement péjorative d’œuvre primaire et secondaire.

De notre point de vue, Roland Furieux est une grande, très grande et très riche source. Sans lui, Blanche neige ne se ferait pas un bad trip avec les branches, et que resterait-il d’Harry Potter ?

Blanche-neige
Roland furieux chant 1 : « Telle la jeune biche ou la jeune chèvre qui, à travers les feuilles du bois natal, a vu le léopard égorger sa mère, et lui ouvrir le flanc et la poitrine, de forêt en forêt, loin de la bête cruelle, s’échappe, tremblant de peur et de défiance. À chaque buisson qu’elle frôle en passant, elle croit être saisie par la gueule de la bête féroce. ». En fait, même si cette image-là évoque une illustration de Dante par Gustave Doré, le passage de Roland et sa suite semble avoir été littéralement illustré par Disney dans le film.
harry_potter
Ce n’est pas l’Arioste qui invente l’hippogriffe d’Harry Potter, mais c’est lui qui le fixe comme personnage romanesque.

Les Monty Python n’auraient plus de gags moyenâgeux, la bande dessinée et le cinéma en seraient vidés de leur substance romanesque et burlesque, ne restant que les invraisemblables références bibliques et ce brave Ulysse… Et les amateurs de série perdraient quelques personnages de Game of thrones

Mais la liste serait trop longue. De plus, comme pour tout hypotexte qui se respecte, presque tous ses enfants sont inconscients d’eux-mêmes, copiant sur des copieurs de copieurs, qui, de mauvaises photocopies en mauvaises photocopies, effacent doucement toute trace de la matrice. Pour le réveil d’une référence directe (Angelique Marquise des anges ou l’Hyppogriffe dans Harry Pother), combien de vagues évocations ? Combien d’histoires d’amour foireuses ou de parodies chevaleresques qui ne savent pas ce qu’elles doivent à l’Arioste ? Voilà, ce texte est un point de départ majeur. En particulier pour la culture populaire, romanesque et sentimentale.

Roland Furieux est un virus, donc, et une part de son codage génétique dupliqué traversera autant d’hôtes qu’il peut. Mais je m’en fous… La dissémination culturelle n’est pas le sujet de ce billet.

Juste cette chose-là : La première édition de Roland Furieux est un temps zéro. À partie de ce temps-là, une explosion de ramification culturelle (en rhizome, pour faire plaisir à Deleuze ?). OK.

Mais je reviens aux œuvres primaires et œuvres secondaires de Steiner… Ainsi, Roland furieux commence quelque chose. Nous pourrions, si nous avions des capacités que même les bases numériques ne nous donnent pas, dessiner l’arborescence culturelle qui part de ce texte, avec le nuage rhizomique des œuvres liées autour…

Sauf que Roland furieux n’est pas une œuvre au premier degré !

Et selon Steiner, ce n’est pas une œuvre primaire ! Car, si l’on oublie aujourd’hui notre moment culturel flottant sur la canopée de la forêt née (entre autres) du Roland Furieux, et que nous nous replaçons au moment de son écriture, dans la tête de l’Arioste, alors nous aurions une grande surprise ! Nous nous retrouvions « comme chez nous », dans le cerveau d’un scénariste geek contemporain, travaillant pour Hollywood par exemple, et tentant, dans un grand éclat de rire, de synthétiser et dézinguer tout ce qui s’est fait avant.

Bien sûr, il est de notoriété que le texte de L’Arioste tente de retrouver le souffle épique des chants chevaleresques ! Mais c’est faux ! Il ne retrouve rien, il prend tout et détruit tout !

Aujourd’hui, il serait post-moderne. Il n’y a pas une phrase qui ne se moque des personnages. Les chevaliers y sont tous ridicules, et dès le début du chant 1, l’auteur balance négligemment que pour s’imaginer, comme l’un des personnages, qu’Angelique est encore vierge, il faut avoir un petit problème mental… Voilà, L’Arioste, c’est ça. L’arioste, c’est un grand hypertexte, une apothéose en forme de farce trop pleine, balancée sans sérieux par un esprit potache bien décidé à ne rien respecter, sinon les principes des ZAZ. Et si ce texte a eu autant de succès dès sa première publication, c’est pour ça : parce que c’est drôle ! Parce que c’est une source permanente de gags et d’actions ! Parce que ça ne cherche aucune crédibilité, par accumulation des situations et des personnages jusqu’au carambolage, parce que ça s’amuse de soi, de la culture antérieure et du lecteur !

Ça ne vous évoque rien ?

Roland Furieux est donc une œuvre finale, qui détruit et efface la culture antérieure, en lui enlevant définitivement toute possibilité de sérieux. Après L’Arioste, l’épique est nu, le roman peut commencer. Alors ? Voilà où je voulais en venir, simplement. Le Roland Furieux est, pour son temps, final, et pour le nôtre, originel. OK, il est donc un moment de basculement culturel. Bien. La fin est un début. OK. Mais… oui, mais, si nous nous placions du point de vue de la réception ? Car ce grand basculement est qualifié par la réception, pas par l’œuvre. L’œuvre apparaît, elle termine quelque chose par sa destruction. L’outil de cette destruction est… l’humour. Ça, c’est que fait l’Arioste.

Ainsi, si l’œuvre « marche » et est éditée 7 fois et colporté oralement c’est qu’elle se moque de tout. Et pas à cause d’un soi-disant « grand souffle épique »…

Sauf que… sauf que la réception va changer, la blague s’affadir avec le temps, la charge ironique, satirique, qui dézingue quelque chose, va s’estomper au fur et à mesure que le quelque chose s’éloigne… Et que la réception va perdre la référence. La chanson de geste, dont se moque L’Arioste, finit rapidement de disparaître à l’horizon, et je pense ici à l’un de mes copains qui a découvert grâce à moi, plus vieux que lui, que l’un de ses films préférés était une parodie… Eh oui, moi je connaissais le film parodié, j’étais dans la salle…

Roland furieux - croquis rapide de Sophie Guerrive
Roland furieux – croquis rapide de Sophie Guerrive

Ainsi, les nouvelles générations de lecteurs de l’Arioste, du XVII, XVIII et surtout XIXe siècle, continuant à le lire, car « on » leur dit que c’est bien, vont progressivement perdre le goût acide de l’ironie, pour s’adonner à celui, plus suave, de l’évocation épique et romantique. Et ceci, jusqu’à ce préfacier du XIXe, Francisque Reynard, qui s’extasie du poème d’un personnage chantant la virginité des femmes dont L’Arioste se moquait ! Inversion finale de la lecture. Et l’œuvre, pauvre d’elle-même, finit ici au premier degré comme l’apothéose et la synthèse d’un genre que L’Arioste tentait de démonter.

Comme pour Shakespeare (en passant), l’esprit de sérieux, qui m’énerve tant, va gagner, et Angelique Marquise des anges peut remplir les cinémas des années 60 de sa romance mielleuse au premier degré, ou plutôt, avec une charge ironique si subtile que peu la perçoive encore.

Là, pour me contredire, nous sommes en présence d’un grand mécanisme de la dissémination culturelle : la perte du second degré. Perte qui est juste une décontextualisation. La même qui fabrique les textes sacrés, qui de pamphlet politique, deviennent vite d’inspiration divine…

Et nous voilà de retour dans les parages de Steiner…

Car dès qu’on se penche sur cette histoire d’œuvre primaire ou secondaire, on découvre que chaque « œuvre à postérité » est à la fois primaire et secondaire. Bien. Donc, la validité de la qualification très morale de Steiner est douteuse (je fais l’idiot, comme d’habitude). En fait, je sais bien ce que Steiner appelle une œuvre primaire… Il y a au bout, au début, une oeuvre sacrée, d’inspiration divine, et avant, la « création ». Voilà, évidemment, ça résout tout. Sauf que chaque personne à peu près rationnelle et moyennement cultivée de ce monde sait aujourd’hui que chaque texte catalogué comme sacré (lequel déjà ?), est exactement un point final et un point de départ culturel. Et que pour chaque texte, on trouve et retrouve de plus en plus des sources antérieures, et même les défauts de copie, voire les inversions coupables (du rôle d’Eve et d’Adam par exemple).  Et voilà le problème de Steiner, c’est qu’on cause d’un mécanisme simple et observable de la culture humaine, et on glisse vers l’origine de tout, le fait qu’on est nous même secondaire et non primaire, ce qui n’est pas niable, et que bon, « il n’y a qu’une question primaire », etc. Oui et ?

Et Georges Steiner m’ennuie. Il me donne juste envie de me moquer de lui, de ses prétentions, confusions et immenses intolérances. Je préfère L’Arioste, et avec lui tous ceux qui se moquent de nous même et qui avec l’apparente légèreté du rire, nous ramènent à notre condition.

Oui, mais alors, pourquoi Roland est-il furieux ?

Peut-être parce que c’est le personnage qui s’est le plus pris au sérieux dans une histoire qui ne l’était pas ? Peut-être… Peut-être devient-il fou lorsqu’il comprend enfin qu’il incarne à lui seul tout ce dont L’Arioste se moque, ce corpus de valeurs désuètes, cette misogynie crasse qui idéalise la femme toujours à sauver d’elle-même, cette rigueur cadavérique des principes, cette obéissance aveugle à l’autorité, à l’ordre des structures sociales en place…

Non, c’est très simple : il est furieux contre lui-même, de s’être abandonné si inutilement à cette étrange autohypnose du devoir. Il est furieux car il sait qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui, et que s’il était victime, ce n’était que de l’une de ces étranges stratégies d’autosabotage dont nous avons tous le secret. Il est furieux de découvrir l’inconsistance des murs de sa prison morale, et d’en être brusquement si nu et si libre. Et moi, ici, maintenant, je ne suis pas furieux, car j’ai lu un jour Roland furieux, de L’Arioste, et donc,  comme tout lecteur, au bout, tout au bout de ce temps, je sais et je saurais toujours d’avance, car je ne suis qu’un hypertexte.

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Roland furieux – croquis rapide de Sophie Guerrive

4 comments

  1. […] donc à ce qui me préoccupe : je vérifiais encore, en écrivant « Pourquoi Roland est-il furieux ? », que toute fiction est un commentaire sur les fictions antérieures. Et dans ce cadre, plutôt […]

  2. […] donc, personne ne raconte « vraiment » Roland furieux (j’en parle ici) : l’histoire d’une jeune princesse de Chine, séduisante, de meurs légère, très […]

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