Ceci dans la série des billets sur les gens que je suis sur les réseaux : aujourd’hui, Renaud Epstein et sa collection de cartes postales de ZUP de la fin du XXe siècle, à l’occasion de la publication en ce début d’année de son livre On est bien arrivés chez Le Nouvel Attila.
Il y a, dans ces images rieuses, positives, publicitaires de ces ZUP, la séduction du suranné. Une séduction jusqu’à la mélancolie. Peut-être parce que ce sont des gestes tardifs, dans le sens où leur construction est contemporaine du flétrissement de l’aspiration moderniste. Elles arrivent presque trop tard, portant en elles leur obsolescence dès leur fondation. Elles témoignent d’un élan brisé et elles me touchent pour je ne sais quoi… Et voilà encore une mélancolie qui ne m’appartient pas ! J’ai passé les cinq premières années de ma vie dans un bâtiment de grands ensembles sans grand ensemble, un bâtiment moderne de l’époque des grands ensembles, oui, mais isolé, au pied d’une petite ville perchée, et techniquement « en centre-ville ». Ensuite, entre mes 5 et 6 ans, ce fut l’achat du bout de terrain éloigné, la construction laborieuse et ruineuse du pavillon et l’accession tout aussi laborieuse à la classe moyenne. Jamais vécu dans ces monstres que collectionne Renaud Epstein, donc, sinon par procuration, plus tard (autre histoire). Alors pourquoi ? Pourquoi suis-je si sensible au compte Twitter de Renaud Epstein, sociologue spécialiste des politiques de la ville, et à ses posts compulsifs de cartes postales de grands ensembles ? Ok, je fais partie de cette dernière génération à avoir été imprégné par les derniers feux du modernisme. Et j’en reste définitivement marqué, esthétiquement, mais aussi idéologiquement. Se souvient-on qu’avant ces grands ensembles, la modernité était cette distinction qui se réservait aux plus branchés des plus riches ? OK, mais est-ce suffisant ? En y réfléchissant, j’ai aussi travaillé pour la communication politique pendant plus de 15 ans, et j’ai même participé à l’organisation d’une démolition pour dé-densifier un « ensemble » relativement moyen poétiquement désigné par sa contenance : les 850. Et je prends conscience, grâce au livre, que ma petite ville de province est cernée par quatre grands ensembles, quatre, dont un monstre qui a empli l’entièreté d’un champ de manœuvre militaire par un agencement quasi militaire de bâtiments austères… et que mon enfance a été bercée de ces histoires qu’on se colportait en cours de récré sur ces terribles « bandes » éponymes qui y sévissaient. Et puis j’y ai traîné, pas dans toutes, mais surtout dans celle de mon lycée, et j’y ai aimé et souffert de peines de cœur si irréparables que je suis encore là, vaillant, quarante ans après… Mais tout ceci ne m’explique pas complètement ma sensibilité, ma tendresse et mon intérêt sans faille pour la collection de Renaud Epstein. C’est vrai, je suis aussi sensible à l’architecture, oui et surtout à toutes ces formes dessinées et humainement produites, mais que personne ne regarde plus et dont on oblitère même la dimension esthétique. Oui oui. Maintenant que j’y pense, il y a aussi des échos cinématographiques, dans les films contemporains de mon enfance, ou ces immeubles y sont encore neufs. Le cinéma, ce grand vecteur de mélancolies artificielles ! C’est vague, lointain, brumeux, mais Serrault dans une tour nuage, l’ai-je rêvé ? Et Depardieu je ne sais où, mais avec un couteau électrique à la main (sic !), ou un hallucinant Deweare halluciné dans un terrain vague, avec l’utopie perdue en horizon… Que ces ZUP soient le produit d’un grand geste totalitaire ou d’un rêve utopique et poétique limite SF — une tension qui existe dans la collection — elles sont toutes l’expression d’une négligence coupable des conséquences de l’entassement des populations. Principe de réalité, les populations entassées tournent mal. Tu peux tourner ça dans tous les sens, mais ça mène toujours au même résultat. L’utopie perdue, les aspirations abîmées, les échecs de la raison, les effets pervers de la volonté politique, et je ne sais quoi encore qui semble aujourd’hui désigner le XXe siècle entier, dans le pire comme le pire. Tant qu’aujourd’hui, pas un politique, partout, qui ne se noie dans les paroles vides pour tenter de cacher la trouille noire d’engager le moindre plan, le moindre projet, la moindre volonté qui finirait encore, encore, encore en fiasco. Paralysie politique. Civilisation tétanisée qui se regarde s’effondrer, abandonnée au chaos libertarien… Bon, OK, je me souviens du temps ou l’on croyait le béton quasi éternel. 25 ans avant de muter et tranquillement se désagréger… Rien. À peine le temps d’élever des enfants. Rien que le matériau est une déception ! Mais je suis suffisamment vieux pour savoir ce que ça veut dire des toilettes extérieures (chez des grands-parents, de l’odeur et des mouches, du froid, de l’obscurité et des peurs enfantines fantasques, et du danger réel dont on te prévient), et donc, ce que ça veut dire d’avoir ce confort qu’on ne voit même plus à force d’habitude, ce confort moderne qui n’est plus qu’ironie. Dommage. Dommageable. Comme cette médecine qu’on jette d’un geste désinvolte alors qu’on est à peu près tous (sur)vivants grâce à elle… Il y a tout ça, dans ces petites cartes. Il y a tout ça, et beaucoup plus. Et bien plus que dans une vue pittoresque sur un vieux clocher sans grâce.
J’ai hésité, mais… billet illustré par le compte Twitter plutôt que le beau livre pourtant si joliment maquetté par l’atelier de design Cheeri.