Vendredi soir, on écoute ces poètes pas mauvais. Dans la quarantaine de personnes présentes dans la salle, j’en connais trop. Et depuis trop longtemps. Et je revois des incontournables des machins culturels. Entre deux lectures, G. m’accoste. Il me raconte des trucs et des machins, me présente un artiste « vachement bon » du coin que je n’ai jamais vu. Il me présente comme « A., artiste ». Je suis un peu chagriné. Ça fait combien d’années que personne ne m’avait présenté comme ça ? Ça se compte en décennie… Il y a des gens, c’est comme la famille, pour eux, tu es figé.
Ça me rappelle quand pour la première fois Loïc, c’était Loïc, m’a présenté comme « écrivain ». J’avais trouvé ça tout aussi abusif. En fait, à chaque fois, ça me renvoie à une question que je ne me pose pas : l’identité sociale. Mais G. s’en fout, de mes grimaces, et il continue « Tu vois Fabrice encore ? » « Heu… on se croise, et il nous est arrivé de nous retrouver en terrasse ensemble, voire au resto… avec des gens… » « C’est bien » et il laisse un silence. Qu’est-ce qui est bien ? « C’est bien. Tu devrais le voir. Il a besoin d’aide. Il ne se sort pas de son procès et ça l’obsède et ça sabote tout ce qu’il fait… » Je pense sans l’évoquer à cet album de S.F. étrange qu’il a sorti chez un gros éditeur… je vois le truc fiasco, peut-être… Je connais quelques personnes qui ont signé chez des gros, mais qui n’en ont pas été contentes longtemps, car ce sont des machines impitoyables qui te consomment sans état d’âme. Mais je laisse G. terminer. Il insiste, évoque leur implication dans les manifs pour le mariage pour tous, leur confrontation avec les antis, en face, mais je l’écoute distraitement… Revoir Fabrice ? Ça m’a parfois traversé l’esprit. Mais sa « célébrité », et l’importance historique qu’il a prises si vite — il a son mur entier dans le musée, en bas, et pas une Histoire ne sort sans un chapitre sur lui — cette importance instaure une gêne. Et puis, je le connais comme si je l’avais fait. Il est chiant quand même ! Bien sûr, à chaque fois que je le devine en difficulté, ça me chagrine, ça me chagrine… Et puis je lui ai pardonné le traumatisme depuis longtemps maintenant, le syndrome Angot (de l’écrivain qui a perdu toute sa famille et ses amis à cause de ses livres), le syndrome Angot a disparu. Je ne peux toujours pas lire ses livres qui me filent la nausée, mais je n’y pense plus. Depuis, j’ai moi-même traumatisé deux trois personne. Avant de juger, il faut toujours expérimenter les deux côtés d’une situation. Je m’en doutais qu’il était dans la merde. On est des saltimbanques. Il a beau être célèbre, pas de fric… C’est l’étrange particularité de ma tout aussi étrange sociologie : des riches, des pauvres, des riches anonymes, des pauvres célèbres, et réciproquement, du monde entier, tout ça mélangés, sans ordre ni hiérarchie. C’est ainsi. Je sais que lui se considérait comme l’élite culturelle de cette ville. Ça m’avait fait sourire. Mais c’est vrai qu’on ne pouvait pas le voir sans sa cour de groupies. Il mangeait son pain blanc. Comme les chanteurs d’un tube.
Bizarrement, je savais ça depuis presque toujours. J’ai su très vite ce que j’étais et que je m’inscrirais, comme on s’inscrit à un concours, que je m’inscrirais, sur les rands, sans orgueil, juste comme participant. J’étais petit, mais j’avais trouvé mes frères et sœurs dans les livres. C’était naturel, comme d’être passionné par un dialogue entre deux écrivains à 10 ans plutôt que collectionner les étiquettes Panini de footballeurs comme mes copains. Je me souviens d’avoir trouvé parfaitement normale ma première inscription à la Bibliothèque Nationale. Je me souviens qu’imprimer une revue, les premiers mois des Beaux-Arts, était comme respirer. Tout ça se faisait sans réfléchir. J’ai toujours tout fait sans réfléchir.