En 1992, avec Fabrice Neaud, nous avons réalisé ce qui reste sûrement la plus étrange commande de notre vie : un chemin de croix pour une église moderniste d’un quartier d’Angoulême. La commande était ferme, correctement financée, et personne ne nous demandait d’adhérer à l’usage religieux des peintures. Ce qu’on attendait de nous, c’était un regard actualisé de jeunes gens sortants neufs d’une école des beaux-arts.
Après environ deux ans de recherches historiques, nous avons pris quelques décisions importantes, comme le nombre d’étapes, la structure narrative, la figuration plutôt que l’abstraction, et la forme, le tondo et le support des peintures, le bois.
Ces deux derniers choix n’en étaient pas vraiment, car imposé par l’architecture même de l’Église : un long volume unique de béton et de pierres apparentes irrégulières se perdant vers le coeur en perspective accentuée. Sur ces pierres irrégulières, nous avons vite compris qu’il serait impossible d’installer une rangée de carré ou rectangles, qui sembleraient toujours dansants de manière chaotique. Le choix du cercle réglait ce problème.
Pour l’anecdote, j’ai servi de modèle pour le rôle principal, et nous avons fait poser notre entourage pour les rôles secondaires. Par exemple ma véritable mère joue… Devinez !
[ J’y reviendrais sûrement ultérieurement. Je publie ce diaporama ici et maintenant pour offrir une cible à un lien hypertexte d’un des chapitres de : http://marsam.graphics/category/ecrits/theorie/contre-histoire-transversale-dune-certaine-bande-dessinee/ ]
Dans l’église, la visite était accompagnée d’un guide qui avait été écrit par le prêtre commanditaire selon quelques-unes de nos explications. Ce dépliant que j’ai retrouvé dans mes archives parle de la première version du Chemin, qui comptait une quinzième étape figurative qui fût remplacée l’année suivante par une version abstraite. Voici la transcription du texte qui doit guider le visiteur :
Spécificité du Chemin de Croix de l’Église Sainte-Bernadette
Cette oeuvre diffère des chemins de croix traditionnels pour plusieurs raisons : ce n’est pas une copie d’un chemin de croix déjà existant, mais une création complète ce n’est pas une simple illustration de la Passion du Christ, mais bien une interprétation de celle-ci ; son but principal est la justesse du contenu propre à chaque étape obtenue à travers une réinterprétation de l’iconographie traditionnelle.
Le sens avant tout
Qu’est-ce qu’un Chemin de Croix ? À qui s’adresse-t-il ? On ne tente pas impunément de répondre, à ces questions sans s’impliquer personnellement dans la Passion, Textes à l’appui, étude des Évangiles, mais aussi réflexion sur la peinture contemporaine, ses moyens, ses trouvailles, le Chemin de Croix de Ste Bernadette est une oeuvre à la fois de création et de communication, réfléchie et vécue. Il faut informer le spectateur du drame de la Passion, de ses implications ‘et de ses conséquences. Pour cela, il a fallu épurer, décortiquer, décrasser l’image pour se diriger vers une optique minimale, appuyant sur le sens profond de chaque étape.
Abandonnée la scène théâtrale où se déroule un chemin de croix à seul but de reconstitution historique. Abandonnés les cadrages scéniques où la foule, tantôt en délire, tantôt en pleurs, accompagne un Christ totalement détaché des épreuves qu’il subit.
C’est aux gens d’aujourd’hui que la Parole évangélique s’adresse, et les acquis visuels propres à cette fin de XXe siècle sont utilisés (la télévision, la photographie) et réinvestis dans une forme traditionnelle. Mais aussi les drames d’aujourd’hui nous parlent : c’est l’accident de la route : le sida, le camp de concentration, l’indifférence de la foule à l’égard de l’individu, l’abandon, la perte de l’identité, l’asepsie, l’incertitude… Autant de thèmes, de drames, de médias étrangement décuplés par le XXe siècle et utilisés dans cette oeuvre par ses auteurs. Essentiellement figuratif, pour une plus grande facilité de compréhension, le Chemin de Croix de Ste Bernadette n’en utilise pas moins les découvertes de la peinture contemporaine, elle-même issue des différents médias, drames et thèmes cités plus haut. Son principe essentiel est le morcellement du corps.
ET INCARNATUS EST
L’une des particularités de cette oeuvre est la fragmentation du corps de Jésus. Seule la Résurrection le présente en pied. En outre, on ne voit jamais son visage· (sauf étape nº 1 : « Jésus jugé »). Parfois même (étape nº 6 : « Véronique essuie le visage de Jésus ») il est totalement absent. Il se substitue à ses seules représentations symboliques : un bout de croix et le linge sur lequel n’apparaît même pas son visage. Les raisons essentielles de ce parti-pris sont les suivantes :
Nous avons tous une image stéréotypée de Jésus. Lui imposer un portrait serait tout autant croire connaître son visage (donc sa personne) que de se heurter à la représentation que chacun se fait de lui. L’ensemble du Chemin de Croix devient le portrait du Christ. Sa quasi-absence efface le problème de l’identité de Dieu tout en appuyant sur son incarnation. Il est plus proche, par évocation.
L’utilisation de ce principe basique… presque modulaire, voire systématique, est issue des acquis de l’art contemporain, fait de minimalisme, de métonymie (la partie valant pour le tout). Le corps en morceaux est une constante de l’art contemporain. Il suffit de se pencher sur le cubisme, sur les poupées de Bellmer ou sur la peinture de Bacon pour le constater. Par là même, le corps en morceaux est une constante tragique de notre époque : catastrophes aériennes, camps de concentration, bombardements.
La Crucifixion de Jésus évoque alors ces drames, autant que la froideur clinique propre à la vivisection. La Passion devient, dans son ensemble, la synthèse du drame humain ainsi que la possibilité de son dépassement dans la Résurrection.
Dieu s’est incarné en Jésus pour montrer aux hommes une issue possible à la souffrance· engendrée par la chair. Il était donc nécessaire que le Christ souffre, non par masochisme, mais pour ouvrir un chemin de vie à travers notre chair.
C’est pourquoi le Chemin de Croix n’est pas pétri par le dolorisme (complaisance dans la douleur). Il invite à espérer. À la Résurrection, Jésus garde ses stigmates, mais il est debout, vivant, incarné. [Cette étape a été changée et de nouveau réalisé de manière conceptuelle l’année suivant la réalisation de l’ensemble du chemin]. En dehors du Christ, de sa croix, et des seuls personnages qu’il doit rencontrer, rien. Pas de paysages, pas de foule juive hostile, pas de Romains casqués, en un mot, pas de boucs émissaires qui permettent de trouver en eux et en l’autre LE coupable. La foule n’apparaît que deux fois (Jésus jugé/dénudé), là ou seule est est utile, comme regard multiple et éparpillé sur le Christ. Seul l’espace blanc confère au chemin de croix sa violence et son unité. Il n’est pas pire drame que celui qui se déroule à midi, en pleine lumière, et qui me concerne.
LE CHEMIN DE CROIX PAS À PAS
Il faut tout d’abord déterminer les grands axes :
A noter une première symétrie de l’étape 1 à l’étape 10 (jugé/dénudé), autour d’un axe arbitraire placé entre Simon (5) et Véronique (6). Des correspondances apparaissent, qui ont des harmoniques numérologiques :
1 et 10 (1 + 0= 1) : les deux confrontations du Christ au regard du monde.
1 :. il est jugé par une foule indifférente qui ne mesure pas les conséquences de son accusation. Le Christ regarde le spectateur, premier, seul et unique regard qu’il lui adressera (dans ce Chemin de Croix) pour l’inviter à le suivre.
10 : le regard de la foule pèse comme un acte de voyeurisme. Jésus est nu, se détourne, la foule est, par contraste, extrêmement costumée.
2 et 11 (1+ 1=2) : les deux contacts successifs du Christ à sa croix : 2, chargé, 11 cloué.
3 et 12 (l +2=3) : 3, Jésus tombe pour la première fois, sa tête vers le bas. La première chute renvoie directement à sa mort (12), chute finale.
4 et 13 (1+ 3 =4) : les deux rencontres de· Jésus avec sa mère.
4, il la rencontre, ou plutôt la quitte. Le geste de la Vierge est à la fois un geste d’amour désespéré et d’acceptation du destin du fils.
13, Jésus est remis à sa mère. Cette main qui l’avait laissé partir le reprend enfin.
5 et 14 (1+4=5) : Les deux aides plus ou moins contraintes apportées par un homme à Jésus.
5, aide physique de Simon de Cyrène ordonnée par le pouvoir en place (main baguée) et 14, Joseph d’Arimathie prêtant son tombeau (aide spontanée d’un homme ayant du pouvoir = quasi-reconnaissance et soumission du pouvoir au martyr qu’il a fabriqué).
6 et 15 (1+5=6) : les deux « linges » mythiques, traces de Jésus. Le linge que tient Véronique au dos duquel s’esquisse la Face sacrée (6) devenant la toile totale de la Résurrection (l5) sur lequel se tient le Christ, en pied, de dos, donc cachant encore son propre visage. Il faut noter qu’ici, les deux auteurs ont eu recours à l’artifice plastique suivant : le même « drap » (la même toile) a servi pour faire le linge de Véronique et pour faire la peinture de la Résurrection : L’étape 6 (Véronique) se caractérise surtout par le fait qu’une véritable icône a été peinte au dos du linge et demeure invisible aux yeux du spectateur, comme le sont les mystères de la Foi. La Résurrection, toile complète, est donc validée par le linge de Véronique, origine de toute l’iconographie chrétienne future.
Les trois chutes vont de concert : dans une gradation progressive. Si la première renvoie indirectement à la Crucifixion, les trois ensembles sont comme une synthèse des divers écueils que peut rencontrer un être humain dans sa vie.
3 : chute physique. Le corps du Christ cède sous le poids. De la croix dans un mouvement pendulaire. Son corps tendu à l’extrême, déformé, peut évoquer la maladie, l’accident ou la malformation.
7 : chute morale : sa chute est infinie, comme s’il tombait dans un abîme sans fond. La croix n’est plus un repère. La souffrance n’est plus seulement physique, mais peut évoquer un drame psychologique : folie, isolement, échec, perte d’un être cher…
9: chute finale. Au-delà de tous drames concrets, graves, le pire est encore celui qui arrive sans raison apparente, insignifiant. Jésus est bien sûr la terre ferme, mais minuscule. Autour de lui, le vide absolu. Ses mains devant ses yeux secs. C’est le désespoir immotivé, la dépression nerveuse, l’angoisse métaphysique, l’impuissance existentielle… Toute autre correspondance est à découvrir par le spectateur lui-même qui ne manquera pas de faire du Chemin de Croix de l’église Sainte Bernadette un témoignage vivant de la Passion du Christ, par sa méditation et sa prière.
RAPPEL DU DÉROULEMENT DU CHEMIN DE CROIX
STATIONS :
01 Jésus est condamné à mort
02 Jésus est chargé de sa Croix
03 Jésus tombe pour la première fois
04 Jésus rencontre sa mère
05 Symon de Cyrène aide Jésus à porter sa Croix
06 Véronique essuie le visage de Jésus
07 Jésus tombe pour la deuxième fois
08 Jésus rencontre les femmes de Jérusalem
09 Jésus tombe pour la troisième fois
10 Jésus est dépouillé de ses vêtements
11 Jésus est cloué sur la Croix
12 Jésus meurt sur la Croix
13 Jésus est remis à sa mère
14 Jésus est mis au tombeau
15 Jésus est ressuscité
Contre histoire transversale d’une certaine bande dessinée – 2 | MARSAM
[…] et moi étions très amis. Nous avons même réalisés ensemble un chemin de Croix, à peu près à cette période (1992), un peu avant la fondation de l’atelier, commandé par une […]