La vie domestique et autres dépendances

Publié le 6 mai 2014

Je poste (très en retard) ce billet sur « La vie domestique » d’Isabelle Czajka…

Je me disais, comme ça, en regardant un film ni bon ni mauvais, chronique française de la vie pavillonnaire, pensant que je n’en pensais rien, que cet ennui si ennuyeux qui me prends parfois devant ce genre de spectacle, mais aussi tout autant au court de lectures qui devraient me nourrir l’esprit, peut-être, était l’indice d’un bouleversement essentiel de mon rapport à ces choses-là.

Ces choses-là, nourritures culturelles.

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Je cherchais, avant, quelque chose dedans. Je me cherchais sans doute.

Un jour incertain, mais déjà lointain, cette quête du sens, celui du monde et du mien, s’est transformé en consommation. Une consommation bovine, comme une chose qu’on mâchouillerait machinalement à longueur de temps.

Je regarde le générique, noir, de ce film sur l’avant crise, juste avant que la vie familiale de cette bourgeoisie pavillonnaire n’explose…

Je me dis, encore vacant, léger, que je viens de voir un étrange spectacle, mollement animé par des personnages qui semblent s’ennuyer dans un film ennuyeux qui évoque la vie ennuyeuse de gens ennuyeux. Tout va bien ! Qu’étais-je allé me perdre ici ?

Mais, inattendu, maintenant que je suis libéré de son ennuie, ce film me distrait. Car je pense à lui. Ce qui est rare. Je remarque, par exemple, qu’il s’est arrêté à l’instant exaltant ou des desperates locales vont faire exploser l’ordre éphémère des pendulaires péri-urbains. Car, c’est bien connu, les hommes explosent au bureau, avec la secrétaire ou la collaboratrice, sans déranger la quiétude familiale. Mais tout ça n’est pas dit, il faut aller le lire dans l’ennui vertigineux des regards féminins. Il faut aller y lire la disparition du désir, la lassitude de tout et l’agacement que provoque le conjoint, agacement qui va se transformer sourdement en agressivité.

C’était donc un étrange film, enfin ? Oui. Un film sur la genèse du sujet de bien des films. Un film sur la genèse de la crise qui fait exploser les vies familiales.

Un film sur le temps de préparation du “vrai sujet”. Et donc, naturellement, il ne se passe rien avant le sujet, sinon une attente, sinon des conversations vides, sinon quelques déplacements, circonvolutions et pérégrinations de voiturettes (la “seconde voiture ” de la femme mariée), de caddies ou poussettes, car les transports, les autres, il n’y en a plus, dans ce monde sans désir.

Mais après tout, la crise n’est que l’aboutissement de ce vide, de cet ennui. En fait, le vrai moment de la crise, c’est bien celui de sa préparation, et il fallait de l’audace pour tenter de l’évoquer. Le cinéma est plus apte à représenter l’action, la violence, le vertige de la vitesse, les ruptures, les explosions, les cassures, tout ce qui est dynamique. Le vide est réservé à la littérature… Peut-être ?

Comble de cynisme, l’autre grand sujet du cinéma, le fait-divers, ne sert ici que de fond sonore, par l’entremise de la radio, mais il n’est qu’un arrière champ qui n’atteint pas / plus le cerveau des personnages,  tous auto-centrés, tous dévorés par le cycle des habitudes.

Et lorsque certaines croisent le drame, l’autre sujet, il faut vite partir pour que les enfants ne voient pas, ne comprennent pas, ne passent pas dans ce réel-là, de l’autre côté du miroir. Un autre côté qui est ici social.

Il n’y a donc pas un “non-sujet ” dans ce film, pas non plus l’esquisse d’un sujet, mais un sujet en aporie, au bout du plongeoir, oui, comme si l’épreuve n’était pas le saut, mais l’avancée vers le vide.

Et moi, je me demande à ce moment quand mon immense aspiration culturelle s’est diluée dans l’océan des récits communs ressassés. Et tout à ma mélancolie, cherchant une chose perdue, un désir ? j’ai négligé ce film, ne voyant pas son hypothétique importance.

Je ne suis pas sur qu’il soit réussi, ou qu’il soit complètement raté, mais le sujet, ce sujet qui commence au générique de fin, à la fin de la dernière scène, quand la femme se sert de son corps comme d’une masse d’inertie pour résister à l’ultime tentative de son mari de la contrôler à la voix, évoquant ainsi un peu grossièrement peut-être l’anecdote précédente sur l’homonymie de la chienne du voisin et d’une des amies désespérées…

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Oui, en regardant ce film sans conviction, je n’en pensais rien. Et voilà qu’ensuite, de son évocation, je pense condition féminine. Je pense à ces désirs normatifs qui ne mènent nulle part. Je pense à cette utopie pavillonnaire. Je pense. C’est étrange ! Et je vois comme une pensée en image, les scènes interchangeables, les personnages interchangeables, les couples interchangeables, les maris interchangeables à hauts salaires interchangeables, tous conformes, qui ne font que marquer la faillite, non des personnages, non des femmes, non des hommes, non des relations conjugales, mais d’un mode de vie, d’un urbanisme, et d’une immense espérance d’émancipation.

Et le sujet que je n’avais pas vu, tout à l’hypnotisme du vide mouvant de ces vies sourdes, était pourtant dit, clair, par une grand-mère gardant en elle le souvenir de l’espoir.

Elle qui a participé, par son désir, qui a collaboré, par sa volonté. Elle qui avait co-construit son propre malheur. Elle qui avait eu le temps de comprendre comment un mode de vie séduisant, déguisé en bourgeoise modernité,  s’était vendu aux femmes, et s’était diffusé par les femmes, avant de les enfermer et les dévorer lentement, en les extrayant de la vie, la vraie, de la vie ouverte, de la vie venteuse et hasardeuse, pour enfin, les réintégrer dans le giron douillet et étouffant du cadre le plus strictement traditionnel de “la famille”.

Ce que le film met en scène, avec un humour clandestin, par l’équivalence exacte des scènes de retour nocturne des maris dans ces cuisines “américaines” faussement ouvertes, ceci : Les murs tombent, les territoires demeurent.

Je n’avais pas vu le sujet, pourtant dit dans le titre et répété dans le film, tout à mon ennui égoïste, je n’avais pas entendu le cri silencieux de la femme domestiqué par le désir matérialiste, la femme hypnotisée par une instance collective dans le but inavoué de préserver le destin (professionnel), encore et toujours, à l’usage exclusif des hommes.

Je n’avais pas compris le cauchemar hygiéniste au cadre policé d’espaces paysagés de la servitude volontaire des femmes transformée en chienne domestique.

Et moi ? Paradoxe, mon ennui s’est désennuyé à l’ennui de ce film, à l’ennui de ces personnages, et m’a renvoyé à la question de ma propre domestication culturelle.

Et moi ? Ce film ennuyeux m’a rappelé cruellement que j’étais féministe. C’est-à-dire que j’espère le destin tout autant pour les femmes que pour les hommes…

2 comments

  1. […] Évidemment, ce dispositif très simple, s’il apporte de la lisibilité aux situations, a les défauts de ses qualités. J’ai rencontré des femmes crocodiles, par exemple, et il y a un horizon hygiéniste qui peut produire des législations perverses. Mais il ne faudrait pas confondre l’anecdote avec le système et les effets pervers de la manière grossière de gérer politiquement le problème avec le problème. L’oppression, sur les femmes, et ceci mondialement, est massive. Et encore partout, la dissymétrie de destin est absolue (sujet esquissé ici, à propos de « La vie domestique » d’Isabelle Czajka). […]

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