J’avais prêté deux livres de Marina Tsvetaïeva à un professeur. Je ne me souviens plus ce qu’il y avait dans ces livres, et je ne me souviens plus exactement ce que ce professeur m’avait dit en me les rendant, pour exprimer son inaccointance avec cette poésie là. Je n’en pensais moi-même rien, peut-être. Je devais avoir 22 ans et je lui avais juste prêté un auteur qu’il ne connaissait pas.
Aujourd’hui je recroise cette Marina Tsvetaïeva dans un petit livre trouvé, une édition de 1994, « Les gardiens des livres » de Mikhaïl Ossorguine qui contient deux fac-similés de livres autographes d’Alexeï Rémizov et de Marina Tsvétaïeva édités par la « Librairie des écrivains », aventure collective née au cœur de la révolution Russe.
Le livre est en deux partie : l’étrangement doux témoignage d’Ossorguine sur cette volonté farouche de quelques individus de continuer à vouer leur vie à l’esthétique contre la tempête politique qui emporte tout et partout confisque où brûle les livres. Et les deux livrets de Rémizov et Tsvétaïeva, comme exemples du travail d’édition de cette « librairie des écrivains ».
Aujourd’hui, la Révolution Russe est déjà lointaine. Elle fût, comme les autres, une promesse non tenue et s’est très vite abîmée en dictature nouvelle, ce que résume Ossorguine à la première page du livre :
« Lorsqu’en 1917, livre et journaux commencèrent à paraître sans aucune censure. […] Mais cette liberté fut de courte durée ».
Pour ce qu’il y a à dire de la Révolution Russe, que d’autres s’en chargent, puisque c’est son anniversaire ! Je suppose que les nostalgiques et romantiques l’aimeront pour la pulsion et le concept, et les réactionnaires feront semblant de la détester pour les conséquences, alors qu’ils en détestent l’essence par essence… Comparer les enfers d’avant ou d’après… Il y a bien assez de gens des deux camps qui s’envoient des millions de morts à la tête avec une grande légèreté sur les forums du Web !
Le témoignage d’Ossorgine sur ce groupe d’intellectuels fondant une librairie en pleine révolution est étrange. Est-ce l’habitude de l’écriture persécutée, toute (Leo)-straussienne, qui l’oblige à ce ton si étrangement détaché ? Je ne sais pas. Le résultat est un texte court, léger, presque « trop gentil », comme si tout ça n’était pas sérieux. Pourtant, si Ossorguine prend la peine de noter prudemment que la politique était le seul sujet jamais abordé dans la librairie (qui peut le croire ?), on sent bien que ce groupe d’intellectuels ne se retrouvait pas tous totalement dans le « matérialisme » de la tourmente. Et c’est peut-être dans ce non-dit que le témoignage pêche… S’il était plus honnête et plus explicite, il en serait peut-être plus complexe.
Michel Ossorguine, préalablement révolutionnaire lui-même, se retrouve au coeur d’une minuscule poche de résistance, forme douce de contre-révolution qui tente de préserver ce qui leur semble bon de l’ordre ancien : la science, la littérature, l’art… Le paradoxe, c’est qu’ils réussiront commercialement pendant le période la plus troublée, alors même que le système économique s’effondre autour d’eux. Ces « intellectuels de haut niveau » (ce que dit le texte) se réunissent en coopérative pour créer une librairie qui va « sauver les livres », mais aussi sauver la vie des écrivains et pourquoi pas, la vie intellectuelle de Moscou (ce que dit encore le texte).
Le récit d’Ossorguine passe en revue les péripéties de la librairie et les stratégies qu’ils mettront en œuvre pour continuer à maintenir une publication littéraire, scientifique et artistique. C’est le récit d’une belle aventure vaillante et chaleureuse au milieu d’une tempête. Lorsqu’on ne trouvera plus d’imprimerie, d’imprimeur, de papier, d’encre, de réseau de distribution, ils finiront par vendre « du producteur au consommateur » (du poète au lecteur), des œuvres autographes d’un grand nombre d’auteurs remarquables, au point que ces livraisons sont aujourd’hui au musée R.G.A.L.I. (Archives russes de la littérature et des arts). Le cycle de diffusion de l’œuvre était ainsi réduit à sa plus simple expression, non à cause de la censure, mais par disparition des acteurs du marché et de la raréfaction des matières premières. L’énumération de leurs supports d’éditions est édifiante :
« Simple papier gris, bristol, papier d’emballage, parchemin, écorce de bouleau, papier peint, planche de billets soviétiques, y compris des coupures de mille roubles non découpées, de la toile, et même des copeaux de tremble… »
Liste non exhaustive qui montre l’acharnement à publier alors que tout s’y oppose, ne serait-ce que la grande priorité individuelle : la survie. Et cette aventure pourrait passer pour superflue, ensemble de réflexes de préservation d’une situation antérieure, de répétitions mimétiques maladroites tenant têtue jusqu’à ce qu’un événement extérieur vienne mettre fin à cet acharnement qui aurait pu sembler si vain, mais c’est aussi l’illustration de cette irréductible tension dont parle Lucien X. Polastron dans « livres en feu » entre ce désir de perpétuation et d’innovation et toutes les destructrices tempêtes humaines ou naturelles.
Cette aventure en apparence minuscule, d’une unique librairie au milieu d’une révolution, est un moment paroxystique qui pointe cruellement l’ambiguïté idéologique ontologique des milieux éclairés, ne pouvant démêler en eux-mêmes deux pulsions « politiquement » irréconciliables : produire le nouveau (au risque du chaos), préserver le passé (donc l’état « d’oppression » antérieur). La manière dont « la librairie des écrivains » résout le dilemme est un compromis entre hystérésis et inventivité/adaptation, qui produit un phénomène nouveau de micropublications à la fois continuité/préservation d’une aristocratique tension culturelle, mais en accord avec l’invention formelle de l’époque et même le désir de tabula rasa. Et le résultat, en écho aux publications d’avant-garde européennes, mais peut-être avec cette radicalité de l’avant-garde russe qui passe à nos yeux pour plus moderne encore que ce qui se tramait ici, semble annoncer bien des expériences ultérieures, et même par la pauvreté des moyens, l’explosion de la scène mondiale des micropublications, souvent expérimentales, que nous connaissons aujourd’hui pour des raisons très différentes.
Et malgré l’intrigante manière de la raconter d’Ossorguine, cette aventure d’un îlot de personnes qui s’échinent à produire de la science et de l’esthétique au milieu d’un ouragan est sympathique. Et je me rappelais, en lisant ce livre, ce que Golo me rapportait des artistes égyptiens qui tentent chaque jour, aujourd’hui, comme dans toutes les autres zones d’ombre du monde, de produire avec entêtement et souvent au péril de leur vie.
Et je laisse le dernier mot à Marina Tsvetaïeva, comme un écho à la bravade de Sappho interpellant la postérité de son île perdu :
« Éparpillés dans des librairies, gris de poussière,
Ni lus, ni cherchés, ni ouverts, ni vendus,
Mes poèmes seront dégustés comme les vins les plus rares
Quand ils seront vieux. »
Marina Tsvetaïeva, 1913
Quelques auteurs et artistes publiés par la Librairie des écrivains : Andreï Biély, Varvara Stepanova (Варвара Федоровна Степанова), Vadim Cherchénévitch, Ilya Grigorievitch Ehrenbourg (Илья́ Григо́рьевич Эренбу́рг), Alexandre Gretchaninov (Александр Тихонович Гречанинов), Vladislav Khodassevitch (Владисла́в Фелициа́нович Ходасе́вич), Varvara Malakhieva-Mirovich, Pavel Mouratov (Па́вел Па́влович Мура́тов), Michel Ossorguine, Fiodor Sologoub (Фёдор Сологу́б), Gueorgui Tchoulkov (Георгий Иванович Чулков), Marina Tsvetaïeva (Марина Ивановна Цветаева), Boris Zaïtsev (), etc.
Les deux vies de Mikhaïl Mikhaïlovitch Tsekhanovski | BONOBO
[…] cherchant des renseignements sur les auteurs de la “librairie des écrivains“, je découvre par hasard les travaux graphiques de Mikhaïl Mikhaïlovitch Tsekhanovski […]