Ma lecture de Pierre Jourde commence comme ça : je connaissais l’existence de « la littérature sans estomac » depuis sa parution grâce au jeu mnémotechnique avec Gracq. Mais je ne l’avais alors pas lu, me méfiant généralement des pamphlets. Et cet été, enfin, me passe entre les mains « la première pierre » (2013). Je l’ouvre et dès les premières phrases, comprends que le livre parle d’un autre livre, antérieur de dix ans… Intrigué, car j’aime les livres qui se répondent, j’abandonne cette lecture seconde pour remonter à la lecture première : « Pays perdu ».
Voilà comment j’ai lu Pierre Jourde. Et comme celui-là est plutôt du genre dent dure avec ses collègues, on devrait pouvoir l’être avec lui. Mais non. Non. Non vraiment, sans façon !
Peut-être que, rapidement… oui, mais voilà, je venais de Claude Simon, juste avant, et ma première lecture en fût faussée, parce que Jourde est plus rêche. Mais c’était un biais de perception, par contraste, et cette première sensation estompée, après l’évanouissement des immenses phrases chantantes de Claude Simon, j’ai vu plus précisément la dose de manières de l’écriture de Jourde, une dose qui peut agacer, mais qui fait de ce livre, Pays perdu, un long poème en prose.
Mais pas que ça.
« Pays perdu » est le genre de livre qui vous fait rappeler que la bibliothèque (et la vidéothèque) du monde grouille de bourgeois bien habillés, des bourgeois bien propres, sans peau et sans les maladies et accidents qui vont avec, sans main et sans pied non plus… sans organes, tout en échanges verbaux compassés, codés, et pourtant ayant la prétention de faire rentrer l’universel par là, ce chas trop étriqué d’une aiguille trop polie. Ce n’est pas général, mais c’est massif.
Ha ! Cette vieille histoire sociale ! Alors, de temps en temps, par le hasard biographique, un écrivain arrive d’où on ne l’attendait pas, hors le cycle parfait de la reproduction familiale ou de l’un de ces destins de « raté de la famille » qu’on réserve à celui incapable de gagner de l’argent à l’international…
C’est ainsi, parfois, que le monde entre en littérature. Mon monde. Ce monde qui, pour moi, est le réel. Ici, plus précisément, celui de mes souvenirs.
Alors oui, chez Pierre Jourde il semble y avoir une tension irréconciliable entre la forme d’une écriture qui lorgne vers celles des grands bourgeois désargentés qui nous racontent si joliment leurs si nombreux non-problèmes, et le monde qui entre ici, ce pays perdu à triple compte, puisque pas seulement géographiquement et temporellement perdu, il l’était aussi pour la littérature, hors la littérature, et qu’il faut un hurluberlu pour l’y faire entrer.
Et qu’il devra le payer, semble-t-il. Mais ça, c’est l’histoire de l’autre livre…
Alors, comment vous dire ? Le pays de Jourde perché dans sa montagne est bien plus perdu que les miens, de pays perdus. Pourtant, là-dedans, aucun exotisme pour moi, comme si chaque détail décrit trouvait un ancrage profond et précis, un ancrage longtemps abandonné, brusquement dépoussiéré par ma lecture tardive.
Comme si le pays de Jourde était une forme d’essence du pays perdu, si essentiel que j’ai cette impression vive d’avoir connu ces gens-là, ceux décrits, peut-être un peu moins rustique, à peine, d’avoir connu ces verres croûtés, peut-être un peu moins sale, à peine, ces piquettes, peut-être un peu moins piquantes… Non, ça non, les piquettes, je les ai connus telles que décrit, et elles étaient bien imbuvables ! Ils me sont encore en travers des papilles, de ces verres sales qu’on vous tend d’autorité et qu’il faut boire en tentant de cacher le retroussement instinctif des babines tout en répondant synchro « oui » de la tête à l’impérative question « il est bon, hein ? Mon vin… ».
Oui, ce pays perdu de Jourde est le mien, ou plutôt les miens, territoires, humains, animaux, ingrédients éclatés dans le temps et l’espace de mon enfance.
Alors ? Alors c’est étrange, je suis resté surpris de me retrouver, sans enthousiasme, juste comme une réminiscence neutre, dans un chez moi disparut, effacé, mais qui existe sûrement encore pour d’autres. J’ai approuvé et compris pourquoi et comme Pierre Jourde peuple son pays perdu de grandes figures mythologiques, comment il rend justice à une noblesse des êtres loin des salons, des titres et des médailles.
J’ai compris la colère à venir et l’ampleur du malentendu. Et l’injustice croisée, de Jourde qui ose fabriquer des figures à partir des êtres, figures sûrement trop grandes pour les modèles, et des modèles qui ne comprendront jamais cet incroyable acte d’amour. Ce malentendu, vu et vécu ailleurs, est une plaie éternelle et irréductible, c’est le malentendu de la littérature.
J’ai accepté les défauts du livre, un ressassement vers la fin, lu comme une manière de rester encore dans le pays, de s’y accrocher, comme une prescience des conséquences à venir, de sa plus grande perte encore…
Et enfin, j’ai rangé le livre dans le rayon de ceux qui comptent pour moi. Juste.
Le blog de Pierre Jourde : http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com