Réflexions autour du livre « sublime maladie » de Céline Guichard
Il paraît qu’on a peur de la mort
Est-ce bien sûr ? Chez les animaux, il existe une hypnose étrange, automatique, que l’on peut provoquer en retournant l’animal brusquement et en le maîtrisant. Le cerveau entre alors dans une sorte de catalepsie. Il paraît que ça sert à « faire le mort » lorsque l’animal est pris par un prédateur qui cherche une proie « vivante »… Ce qui est une explication comme une autre, même si l’on peut s’interroger sur l’utilité de « faire le mort » lorsqu’on va mourir ? Non, c’est une évidence, cet état d’inconscience automatique ne sert qu’à une chose, à ne pas souffrir lorsque la mâchoire du prédateur va se refermer. Ainsi, la nature a-t-elle prévu un mécanisme adoucissant l’agonie (comme l’étrange libération d’endorphines). C’est questionnant.
D’où ma question : a-t-on vraiment peur de la mort ? C’est-à-dire du rien ou de l’inconnu, selon l’option ?
Peut-être.
Comme l’inconnu angoisse toujours, pourquoi pas, mais n’y aurait-il pas plutôt une peur infiniment pire ? Par exemple… qui n’a pas peur de souffrir ?
Oui, souffrir, nous en avons peur de manière viscérale, et cette peur là est si occultée qu’il est interdit de divulguer les manières de se tuer sans douleur, car alors, il n’y aurait pas à douter de l’épidémie…
Rappelons-nous une seconde qu’il n’y a pas toujours eu l’interdit totalitaire du suicide, comme l’évoque Montaigne, la « morale classique » était même inverse de celle en cours, considérant qu’une vie ne vaut d’être vécu que lorsqu’un équilibre se maintient entre plaisir et désagrément.
Donc, beaucoup n’ont pas peur de la mort, et même la désirent pour cette raison, pour cette vraie peur, la peur de souffrir, la peur de souffrir encore, encore plus. Car nous avons un corps, et c’est par lui que cette peur-là s’installe. Enfant, lorsque nous prenons conscience de nous, nous découvrons notre corps, et découvrons tous les malheurs qui nous arrivent par lui. Et ceux qui ont moins de chance génétique que d’autre ont chaque seconde de leur vie pour le maudire, ce corps qui n’est pas « comme il devrait », sans espoir de comprendre pourquoi. Et ceux qui ont des symptômes, des failles, des erreurs, des déformations, ne parviennent pas à assumer l’énormité de l’injustice qui leur a été faite par le sort où l’accident. Pire, on pourrait alors penser que les autres, les chanceux, s’en moquent éperdument, mais non, car ceux qui n’ont, en apparence, pas de tares physiques en ont viscéralement peur ! Et pire encore, quelle que soit la loterie des origines, ceux bien lotis vont devoir vieillir, et alors, se confronter aux aléas, aux accidents, aux accrocs de la vie… et vivre dans l’angoisse.
Le dualisme est né de ça, de ce constat qu’il n’y avait qu’une dimension qui échappait à la forme totalitaire du corps : l’esprit. Et qu’un homme hideux puisse écrire le plus beau des poèmes a encouragé les philosophes à chérir l’esprit et haïr le corps.
Alors nous aussi, nous avons peur du corps, nous avons peur de ce gros morceau de chair qui vieillit, qui s’use, s’enlaidit, et peur de tous les dangers qu’il court, de sa faiblesse, de ses caprices qui s’incarnent en maladie, et de cette prison de douleur qu’il représente parfois, souvent, et pour certain, toujours…
Et ainsi, nous n’aimons pas les artistes qui nous obligent à nous confronter à cette peur là, et les artistes, pourtant, veulent affronter ce corps, sa présence, sa forme, ses formes, ses beautés comme ses difformités.
On pourrait réécrire l’histoire de l’art comme l’histoire de cette confrontation là.
Nous avons peur du corps comme nous avons peur des monstres, et le corps est le lieu même de la monstruosité, il est le monstre. Tous les monstres des contes sont des corps différents, au point qu’on n’imagine jamais, par réflexe, qu’une apparence d’ange puisse cacher un monstre. Pourtant…
Au point qu’il est des utopies qui espèrent se débarrasser du corps, ou le remplacer par une belle mécanique, bien inerte, dont chaque pièce serait remplaçable à l’identique. Les artistes, qui questionnent la forme du monde, questionnent notre corps depuis toujours, donc, et le questionnent encore aujourd’hui. Étrangement, cette confrontation est toujours d’actualité, perpétuellement renouvelée, puisque nous n’avons toujours pas vaincu notre corps, ni par la mécanique, qui s’instille déjà en nous, ni par la chirurgie, qui dessine si mal ce qu’elle tente de corriger.
Pire, il semblerait que plus le risque d’attraper certaines maladies s’éloigne, plus certaines difformités sortent de notre quotidien par la détection précoce et les médicaments, et plus la monstruosité physique rentre profond dans l’inconscient, et profonde, vient chatouiller l’endroit d’un nerf à vif, qui énerve d’une angoisse d’autant irrationnelle qu’elle n’est plus, pour une grande part, qu’imaginaire.
« sublime maladie » de Céline Guichard
Les « sublimes maladies » de Céline Guichard provoquent. Elles provoquent ça. Elles nous provoquent puisqu’elles osent nous confronter à ce monstre potentiel que nous avons occulté. Et elles dépouillent l’angoisse du monstre de son aura fantastique, de son prétexte imaginaire pour nous le montrer nu, tel qu’il a été partout, et qu’il est encore parfois hors du cadre de vie de cette grande classe moyenne mondiale hygiéniste qui s’imagine être « le monde ». Elles le montrent sans qualité, elles nous montrent, elles nous montrent nus, dans notre possible destin commun d’excroissances charnelles déviantes, délirantes et repoussantes.
Les dessins de Céline Guichard complètent les images de maladies prises par le corps médical comme objet arraché au corps, détaché de toute humanité. Le dessin ajoute le reste du corps, où reconstitue le visage, redonne donc de l’humanité à ce qui n’était qu’un symptôme, rappelle que c’est bien notre corps, à nous, qui fait « ça », produit « ça », et aujourd’hui encore, ne se laisse toujours pas dompter si facilement.
Le livre, sur le site de l’auteur : http://celineguichard.name/sublime-maladie-ed-strane-dizioni-2012
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