C’était une sorte de seconde adolescence. Il y aura une étrange période ou nous chercherons toujours un lieu nouveau pour nous planquer du reste du monde. Nous nous évadions, en passant toujours par les bars, et ensuite, si on passait un cap sans s’engueuler, on décollait pour autre chose, une virée dans l’espace en respectant scrupuleusement les trajectoires irrationnelles de deux balles folles qui espèrent la collision. Il fallait qu’on disparaisse pour toute personne pouvant nous identifier, il fallait qu’on échappe à nos petites sociologies, il fallait qu’on s’extraie de la vie normale, du monde normal, pour entrer ailleurs, par n’importe quel trou de lapin, avec toujours le petit espoir de ne pas revenir.
Il y avait eu le premier atelier collectif, idéal un moment, mais nous y étions faciles à dénicher. Il y aura les maisons des familles,à l’occasion de l’absence des occupants, comme des ados. Il y aura l’incruste dans les fêtes, et même, une fois, sous la pluie battante, dans un parc, une petite maison en bois coloré, un jeu pour enfant… Il y aura tous ces fonds de boites sordides, peuplés de fantômes frustrés et agressifs qui mataient notre décadence et voudrons parfois nous tuer. Et il y avait donc ces grandes virées en bagnole qui ont failli plusieurs fois se terminer là, n’importe où, comme dans ce carrefour de campagne quand ma conscience aguerrie avait fini par flancher et que la voiture avait tournoyé avant de s’immobiliser au milieu de la croisée des routes dans le sens inverse à notre direction, et qu’à cet instant même, il n’y avait personne, personne, et que la circulation reprenait après que j’ai repris mes esprits et dégagés la voiture. j’avais pris ça comme un avertissement, vite oublié. Il y eut aussi ces chambres d’hôtel là où on en pouvait plus et même les trottoirs de Paris, après une engueulade et une séparation terrible, une nuit glaciale de mars.
Ce soir-là, à court d’argent, j’avais proposé une solution : la cave de mon père, inépuisable. On s’était calé dans la cuisine de la maison vide. C’est là qu’un jeu avait commencé. « Tu as déjà vu un mec pisser ? » nous avions déjà avalé pas mal de bière. La bière, ça rentre, ça sort. « Non… c’est vrai… J’ai jamais vu… Pourtant, j’en ai vu des trucs ! » Je me suis redressé sur ce banc, en chancelant, et j’ai ouvert grand la fenêtre, et j’ai pissé dehors, en tentant de fabriquer une belle parabole. Vision antispectaculaire et puérile, mais qui lui provoqua une concentration quasi scientifique. « Tu me montreras ? » « Oui, je te montrerais » « Tout ? » « Oui, tout. Et toi ? » « Oui… Je te montrerais aussi. » Comme des enfants. C’est une chose que je confirmerais plus tard, que par moment, rare, dans les relations entre deux personnes, il y des choses étranges, magiques, enfantines, qui réinventent brusquement d’aussi naïfs qu’antiques pactes. Ces pactes qui sont bien plus précieux que tout, plus précieux que les pactes sociaux, ceux qui plaisent aux familles, qui répondent au rite ignoble de l’exogamie qui transforme toujours le corps de la femme en la première des marchandises. J’ai appris ce jour-là qu’elle plaçait la confiance qu’elle m’accordait au dessus de l’amour qu’elle avait pour d’autre. Je ne sais pas comment nous sommes passés d’ici au jardin, et comment nous avons terminé à même la terre. Mais juste avant l’extinction de nos consciences, je commençais à la sodomiser sans comprendre pourquoi c’était si dur, pourquoi je n’arrivais pas à la pénétrer. Et nous nous sommes endormis comme ça, demi-emboités, enroulés dans la terre, minables, bas, aussi bas que nous pouvions descendre.
C’est devenu une tradition de nous réveiller à même le sol, dans la poussière antique du site archéologique d’une villa grecque, dans le sud, au-dessus d’une mosaïque de Léda que nous avions mouillée pour en réveiller les couleurs. Ou dans la terre meuble du massif d’un simple jardin joliment paysagé.