Sur « Les Naufragés du Wager », non-fiction de David Grann aux éditions du sous-sol.
On-ne-sait-jamais ! Cet automne, j’ouvre un livre par l’un de ces hasards, et en quelques lignes, me trouve aspiré, siphonné, et corps et âme englouti dans le bouquin. Pourtant, rien n’allait. J’avais détesté le précédent Grann, le suicide viriliste d’un abruti traumatisant les classes entières de gamins qui le suivaient en direct sur le Web. Et je n’ai pas plus que ça le gout des « narrative nonfiction » à l’anglo-saxonne. Et les histoires de bateaux m’exaspèrent, depuis toujours ; même si j’en ai beaucoup lu à l’adolescence à cause du pote passionné de voile qui me passait ses trucs de « skippers » ; et les romans historiques m’ennuient, et les naufrages, pfff, et je goute peu les grands volumes, et pour clore, j’ai deux trois doutes sur la gueule générale du livre, sur son graphisme premier degré…
Rien-ne-va ! Donc. Et pourtant !
Et pourtant embarqué, comme de force, dans ce grand naufrage civilisationnel. Puisque bien plus largement que l’anecdotique calvaire d’une poignée de survivants d’une aventure d’enfer, Les naufragés du Wager raconte quelque chose des cultures européennes, s’entreprédatant, s’autoprédatant, et enfin faisant du monde un champ d’exploitation massif jusqu’à épuisement de tout. Tout. Jusqu’à nous, un nous couillon regardant sidéré toutes nos dislocations finales. Oui. Mais avant, l’anecdote historique, le destin cruel de quelques hommes échoué dans l’un des pires endroits de cette planète. Et le récit par le menu, dingue de détails, de leur totale inaptitude à y vivre et de comment certains survivront par miracle et obstination. Il est important ici de comprendre que même dans cet enfer du Cap Horn, il est possible pour des humains d’y vivre, il y en a, il y en avait plutôt, mais pour ça, pour y vivre, il faut changer, mentalement, radicalement, ce dont n’étaient pas capables nos pauvres Anglais d’époque, pas plus que nous ne le serions d’ailleurs. Va vivre nu dans le pire climat, en plongeant enduit de graisse d’un phoque sympa que tu auras préalablement tué pour aller chercher en apnée une maigre, mais suffisante pitance dans une mer démontée… et glaciale ! Va ! L’inadaptation fait l’enfer. La sclérose mentale fait l’enfer. La bêtise fait l’enfer. Bon… Oui, mais le lieu, le lieu est suffisant, le lieu est, en lui, dans sa complète et première qualité, parfaitement infernal ! Et toujours cette question : pourquoi l’espèce humaine a-t-elle tout colonisé, tout, du pire biotope au pire biotope ? Je ne sais pas. De vingt kilomètres en vingt kilomètres, de génération en génération disent certains. Bref. Résultat, nos pauvres gars tempérés n’ont pas des dizaines de milliers d’années pour s’adapter. Donc ils goutent l’enfer des côtes déchiquetées du Cap Horn.
Après, on peut s’accrocher à ce sujet là, de quelques Occidentaux passablement épais piégés dans un enfer à la suite d’une cascade de mauvaises décisions, et qui de Charybde en Scylla et bon an mal an, finiront pour une poignée de chanceux, à rentrer chez eux. C’est l’histoire. C’est l’Histoire.
Mais remontons à l’origine, remontons à la cause. Aux responsables et au contexte, exemplaire : Une bande de grand-bourgeois pouvant influencer le gouvernement anglais conçoit un projet de piratage à l’échelle de la planète, pour voler des trésors volés par les Espagnols… Oui parce que bon, ces monceaux d’or et autres trésors dont regorge les armadas espagnoles ne sont pas nés de génération spontanée, hein ! Puisque c’est ça l’occident du XVI et XVIIIe, des nations pauvres en ressources autres que maraîchères, et encore, une part de l’année, qui entreprennent de sillonner le monde pour le piller, tout piller, ressources, valeurs, mais aussi cultures, styles, savoir-faire… C’est d’ailleurs passablement ironique que sur les bateaux occidentaux, on meure atrocement du manque de légume frais, quand on est originaire de terroirs n’ayant rien d’autre à offrir !
Donc, on se réunie entre-soi dans des salons lambrissés enfumés de tabac volé, et à force de montage financier et plan sur la comète, aux frais de l’État bien sûr, car cette entreprise de « prise de bénéfice » (entendez « assassinat en bande organisée et pillage ») va tuer des centaines de gens n’ayant rien demandés (on enrôle de force sur des navires immondes, véritables cercueils flottants), va torturer les corps des survivants, les fameux naufragés, et quand même, superbe réussite, enrichir la poignée de malins sans scrupules en ruinant l’Angleterre au passage. Voilà ce que raconte le livre. Ce qu’il raconte vraiment. Et ensuite ? Et ensuite, par le fait, comme situation matrice de l’occident moderne… il raconte… Oui, il raconte notre joli monde. Comment il s’est construit, et comment il… j’allais écrire « perdure », mais non, puisqu’il s’épuise et se disloque sous nos yeux…
D’ici, de ce blog, « Les Naufragés du Wager » est un grand livre puisqu’il m’a emporté d’une écriture quasi blanche ; tour de force d’avoir forcé mon gout ; et du point de la critique sérieuse, c’est un grand livre ironique, qui réussit ironiquement à être encensé par les descendants idéologiques des assassins mêmes du livre. Pensez, le Figaro a crié au chef-d’œuvre ! À mourir de rire !