Le premier appareil photo de mon père

Publié le 17 décembre 2020

Je regardais cet appareil photo pendu au cou de mon père encore adolescent, sur cette photographie de vacances de mon grand-père…

été 1958 ? Photo Paul François

Un article de la catégorie “La photographie vernaculaire

De gauche à droite, on y voit deux de mes oncles et une tante enfants, ma grand-mère avec une pelle et un seau, mon père face à l’objectif et enfin une jeune passante qui s’éloigne. Derrière, un port, un chenal ? Des bateaux, quelques installations portuaires, et une ligne de bâtiments neufs, modernes, balnéaires. Et cet appareil photo étrange au cou de mon père. Il a peut-être 16 ans. Il m’avait raconté qu’il avait eu ses premières payes à 15 ans comme apprenti. Je sais aussi, par les négatifs que j’ai numérisés, que dans la période juste antérieure, entre ses 12 et 15 ans, et même plus grand, mon père utilise régulièrement le 6X6 de son père, surtout quand ce dernier veut être sur la photo. Et mon grand-père voulait être sur la photo ! 

Exemple :

Vacances dans la famille, en Moselle. Prise de vue de mon père à 13 ou 14 ans avec l’appareil de son père (à gauche sur la photo).

Alors quel est cet appareil qui pend au cou de mon père ado ? Se l’est-il acheté grâce à sa toute neuve (et relative) autonomie financière ? Peut-être. Peut-être aussi est-ce un cadeau. Quoi qu’il en soit, c’est un appareil d’occasion, évidemment. Comme je ne suis pas un passionné ni un fétichiste du matériel photo, je ne reconnais pas l’objet, mais le date plutôt début 50 à sa morphologie. Après quelques recherches web sur les années antérieures à la photographie, je ne trouve rien début 50. Je remonte lentement le temps, et trouve enfin l’étrange engin fabriqué à partir de… 1944 ! Mon père s’était donc offert une déjà antiquité de presque 15 ans : Un Cornu Reyna Cross III, dont je trouve l’image grâce à Google :

Un appareil étrange au nom étrange, au look étrange, mais surtout passablement pataud et qui donne même l’impression d’avoir été « bricolé ». Ce que me confirme quelques sites spécialisés : le Cornu Reyna Cross III était fabriqué en France en zone libre pendant la Seconde Guerre mondiale, il était vendu avec les objectifs que le fabriquant trouvait, fluctuant ainsi du 50 ou 45 mm (je trouve même les traces d’un avec un 35 mm). Le déclenchement était actionné par un câble extérieur caché par un petit carter en façade. Pas trop design ! La fabrication en zone libre devait être compliquée, mais permettait pourtant d’échapper à l’interdiction de créer une entreprise en zone occupée. Ce Cornu Reyna Cross III porte donc les traces visibles de ses épiques conditions de conception et réalisation.

Autre vue de mon père avec le Cornu (détail)

Pour revenir à ce qui m’importe, la photographie familiale, la découverte de l’existence même de cet appareil 24×36 rustique me pose question. Je pensais avoir récupéré tous les négatifs et toutes les photographies traînant chez mon grand-père et chez mon père… Sauf qu’à la fin des années 50 et au début des années 60, mon grand-père utilise exclusivement un moyen format. Je ne crois pas avoir vu de photographies 24×36 de cette époque dans les photographies que j’ai récupérées… Mystère ? Même s’il ne devait pas faire des merveilles, où sont les photographies de cet appareil ? À moins que les sites qui en parlent ne se trompent et que le format 24×36 ne soit une fausse piste, et qu’enfin, ce boitier puisse recevoir des rouleaux de 127, c’est-à-dire une bande de films sans perforations de 4 cm de large ? Alors, seulement alors, je possède quelques négatifs qui correspondraient à l’époque, et qui correspondraient aussi à la « qualité » de prise de vue d’un ado débutant avec un appareil au maniement délicat, qui, en particulier, patine et provoque souvent des superpositions et doubles expositions.

Exemple de négatifs de format 127 de la 2e partie des années 50. En Moselle :

Sauf que sur ces négatifs-là, mon père apparaît plusieurs fois et que je découvre même un presque selfie, involontaire, sur lequel je crois reconnaître l’arrondi du visage et l’oreille du premier frère de mon père, le cadet, Jean-Paul :

Et donc, un ado photographe pourrait en cacher un autre, ou cacher plutôt un pré-ado qui aurait pu prendre ces bizarres négatifs 4×3 (rouleau 127). Mon père étant l’aîné, le cadet de la famille aurait parfaitement pu avoir aussi un appareil, mais utilisant le format 127 (image de 4×3)… Alors, le vieux Cornu Reyna Cross III de mon père aurait bien été un 24×36 et ses photographies auraient été définitivement perdues ? Je retourne au stock de vieilles photos, cherchant des 24×36 de la fin des années 50 ou début 60… Et finis par trouver quelques minuscules tirages papier, usés, dérisoires, que j’avais peut-être mal datés et faussement attribués. En particulier cette photo de groupe fin 50 vu l’âge des enfants, sur laquelle seul mon père manque. La photo est donc probablement de lui, et le format est… 24×36 ! Enfin ! À cette période, mon grand-père ne réalise que des 6X6. Elle a donc été réalisée par un « autre appareil ».

Et sur cette miniature, j’aperçois mon oncle Jean-Paul, à gauche, avec une gestuelle très particulière, comme s’il imitait son père dans un parfait geste photographique, tenant un potentiel appareil dont l’identification se perd dans le mauvais grain d’une photographie pas particulièrement nette :

Ainsi, cet oncle que je n’ai personnellement jamais connu avec un appareil photo photographiait enfant ? Et par ailleurs cette minuscule photo de groupe serait l’unique photographie qui me resterait du Cornu Reyna Cross III ? Je ne saurais peut-être jamais avec quel appareil a été réalisé la série de négatifs 4×3 sans perforations, mais je pense avoir maintenant identifié leur auteur, un gamin d’une dizaine d’années qui a fabriqué une série très poétique et libre : Jean-Paul François, ici photographié par son père :

Jean-Paul François – Photo Paul François

Retournant de nouveau à mes archives déjà numérisées, je reprends mes recherches, et enfin trouve d’autres traces de 24×36 datant de l’adolescence de mon père, dont un mini-reportage sur son internat lorsqu’il était en apprentissage comme ébéniste au lycée technique (de Souillac, crois-je). Seul un interne a pu prendre ces 5 photographies. L’attribution ne fait donc aucun doute et le format est bien 24×36, donc je suis à peu près sûr que ces clichés sont du Cornu Reyna Cross III  :

Dans cette série, la photographie de l’atelier est intéressante puisqu’elle montre que mon père avait emporté son appareil sans se cacher des professeurs ni de personne apparemment, puisqu’ils prennent tous la pose ! Pourtant, il était encore rare qu’un adolescent se balade avec un appareil photo. Au passage, autre époque, autres mœurs… Lorsqu’un corpus commence à s’éclairer, tout devient plus facile, tout s’organise, et voilà que maintenant j’identifie enfin les photographies du Cornu Reyna Cross III :

C’est la dernière photographie de cette série qui m’avait trompé sur l’attribution, puisque le gars qui saute en l’air est mon père. Mais j’avais oublié un peu vite que dans cette famille, les appareils passaient de main en main sans problème, et surtout quand le possesseur de l’appareil veut apparaître sur le cliché. La photographie est une affaire collective. Enfin, malgré ces quelques trouvailles 24×36, c’est relativement peu pour un appareil qu’il aura gardé le temps de son adolescence et traîné en vacances. Par exemple, aucune trace de photographies de plage avec cet appareil, alors qu’il l’arbore dans la première photo du billet… Ce qui me démontre que je n’ai pas tout sauvé et qu’une partie non négligeable de la production de cette famille de photographe amateur a malheureusement disparut. 

Maintenant, une hypothèse : le Cornu appartenait en fait à mon grand-père, qui l’aurait acheté pendant la guerre peut-être, et ensuite transmis à son aîné à l’occasion d’un changement d’appareil. Alors, je devrais trouver des photos antérieures ressemblant à celle de la fin des années 50 ? Mais là… les petits tirages papiers étaient d’usage courant, les 24×36 pas rares, et je n’aurais jamais aucune certitude… Voilà l’un des plaisirs de ces petites enquêtes : en cherchant les photos du premier appareil de mon père, j’ai découvert un autre photographe amateur dans ma famille… Un velléitaire que je n’aurais connu que comme collectionneur d’armes anciennes, entre autres passions tristes. Je l’aurais préféré photographe.

Pour terminer ce billet, un mot sur…

Le second appareil photo de mon père

Lorsque j’étais enfant, mon père avait un petit EXA · IIB. Je regrette qu’il l’ai vendu dans les années 90 à un collectionneur sur les conseils d’un photographe. Il ne me reste que le petit fascicule :

Il gardera cet appareil relativement longtemps, jusque dans les années 70, et j’aimais beaucoup ce boîtier que j’ai eu l’occasion d’utiliser très peu et très très jeune sous sa surveillance. Plus tard, entre Canon et Nikon, mon père choisira Pentax, marque à laquelle il restera fidèle jusqu’à la fin de sa vie.

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