Des morceaux arrachés à ma mémoire. Les avoir inscrits ici les a définitivement perturbés. Avec ses photographies ressassées, mon père m’a empêché d’avoir une enfance à moi. Plus mes souvenirs sont lointains, plus ils n’en sont pas. Je m’accroche donc à ceux qui ne sont pas des images. Comme la découverte de la mort, que j’ai déjà décrite ailleurs. Moi rentrant dans cette petite cuisine, et ma mère qui m’annonce la mort de mon arrière-grand-mère. Elle est debout, devant l’évier, et elle se retourne. Elle pèle une carotte. Je me souviens de mon absence de réaction, mais de comprendre à son expression que je suis censé réagir. Ma mère pelant une carotte à l’instant de ma découverte de la mort, c’est trop beau, un vrai cadeau pour psychanalyste. C’est surtout une scène qui va se reproduire souvent, moi comprenant que je dois réagir, qu’on attend une réaction spécifique, mais qu’elle ne vient pas.
Peut-être que je suis toujours ce petit garçon qui se demande ce qu’on attend de lui, qui ne comprend pas, et reste figé, dans le malaise.
Au début de l’adolescence, une voisine, qui deviendra folle et persécutera ma mère plus tard, encadre des enfants dans un centre psychiatrique. Chaque mercredi, elle en ramène chez elle une petite dizaine, et nous allons passer ces après-midis à jouer avec eux, et à discuter. J’ai un excellent souvenir de ces mercredis. En fait, non, pas bon souvenir, ça me passionnait. Je me souviens d’être entièrement tendu dans un effort total de communication. Oui, une recherche active de communication, et ça me passionnait. Peut-être l’un des premiers moments de ma vie où je suis confronté à une activité qui me passionne vraiment, moi, avec et pour ce que je suis. Une aspiration. Je voulais comprendre. Je voulais comprendre les gestes, les paroles, parfois les sons, et installer une communication. Je voulais capter, aspirer le moindre signe, la moindre vibration, la plus petite hésitation, le regard, et comprendre comment le cerveau fonctionne. Je voulais ça. Je me coulais dans ces langues étranges. Je me conformais. Pour moi, j’étais comme eux. J’étais inadapté, et j’avais l’occasion de voir, chez l’autre, ce qui déconnait chez moi, mais en plus gros, en beaucoup plus gros. Cette intuition que nous sommes tous pareils, à des degrés différents. Que la salade n’a jamais le même goût avec toujours les mêmes ingrédients. Chercher ce qui communique et non ce qui sépare. Mon aspiration.