Sigma, c’est là, c’est le troisième livre de Julia Deck et c’est le troisième livre de Julia Deck que je lis. Et c’est le troisième livre de Julia Deck qui m’épate.
[dropcap]E[/dropcap]t je suis plutôt content d’avoir été suffisamment intrigué par la lecture des deux premiers pour me pencher sur celui-là. Même si un peu surpris par l’apparente froideur du petit dispositif épistolaire, j’ai mis quelques pages à rentrer dedans avant de m’y perdre. J’oublie alors vite mes autres lectures en cours pour m’abandonner au plaisir de la farce. Je glisse vers le milieu du livre en ricanant, mais passé ce milieu, je suis fasciné. Oui, juste fasciné sans trop savoir pourquoi, roulant ainsi jusqu’aux francs éclats de rire de la fin… Et enfin là, je suis revenu à la première page pour goûter tout le suc ironique qui m’avait échappé en première lecture.
Pourtant, le monde de l’éthologue Julia Deck n’est pas rose, il est même terrible, fait d’animaux sociaux aux affects rustiques, guère plus évolués qu’une meute de chiens. Et intelligence, culture ou position sociale ne servent qu’à justifier les pulsions et réactions instinctives d’individu narcissique plus esclave d’eux-mêmes que manipulé…
Dans ce Sigma, Julia Deck met en scène une lutte des classes très particulière, celle des très riches (et/ou célèbre. Ceux qu’on pourrait résumer par « influents ») exploitant la bourgeoisie juste d’en dessous comme le plus vil des prolétariats, à coup d’assistants (« Je t’en prie, même ton assistant a une assistante. »), de factotums, d’hommes ou femmes à tout faire, de larbins, vrais souffres douleurs et autres pseudo-amis. Elle présente ceux ayant une influence sur le reste de la société comme absolument infantiles, aussi dépendants que capricieux, et s’amuse à décrire par un dispositif astucieux une paranoïa spécifique de cette archaïque féodalité. Elle invente une théorie du complot ou toute élite financière, culturelle ou scientifique est espionnée et manipulée par ses larbins pour le compte d’une mystérieuse organisation paranoïaque… Avec, au centre, la quête d’un tableau perdu au pouvoir révolutionnaire…
On aimerait bien (peut-être, ou pas) que l’Art soit le lieu d’un tel enjeu, que la peinture, par exemple, soit si performative… Elle l’est, parfois, mais pas de manière aussi… performative ! Ici, le tableau perdu qui vous retourne la tête est un prétexte, un jeu simple qui permet de faire courir tous les chiens après le même lièvre et donne en même temps son enjeu métaphorique au livre. Comme « Vernon Subutex », la trilogie de Despentes, Sigma est une narration concentrique, un complexe de regard convergeant sur un même point (relativement conforme à notre manière d’aborder notre fragmentaire réalité en réseau), mais là ou le roman de Despente se prenait un peu trop au sérieux et s’y perdait en naïveté, Julia Deck se montre une redoutable observatrice des gesticulations contemporaines. Elle joue à la Kubrick de l’apparente facilité des genres, le polar pour « Viviane Élisabeth Fauville », la romance pour « Le Triangle d’hiver » et le roman d’espionnage pour celui-ci, mais derrière le jeu esthétique et derrière l’ironie, son petit théâtre hypertextuel (en particulier les noms des personnages) est terriblement sérieux et malheureusement réaliste.
Mais qu’est-ce que ça fait du bien d’en rire !