Je pensais originellement écrire un gros article synthétique sur Tumblr… Mais j’ai cette étrange habitude de me donner à l’expérience, au point de m’installer comme rat de laboratoire à l’intérieur même du dispositif que je construis.
Je n’ai donc pas dérogé à mes habitudes ici.
Reportez-vous à l’introduction pour la présentation de Tumblr.
J’en suis là de mon récit : Je me retrouve maintenant avec un blog de « collecteur », c’est-à-dire de partage d’images que je devais choisir dans ce que proposaient les blogs auxquels j’étais abonné. Ce premier bog :
J’ai assez rapidement découvert l’usage des tags, comme dans tous les réseaux maintenant, mais avec une syntaxe toujours aussi simple. Par exemple, pour vous renvoyer sur l’à peu près unique tag avec lequel j’ai un lien personnel, l’inconséquente collecte des éléphants :
http://webobjet.tumblr.com/tagged/elephant
J’ai rapidement ajouté des mots clefs pour les oiseaux et les lapins, bestioles avec lesquelles je n’ai à priori aucune affinité, mais que je voyais passer très souvent. Je ne me suis pas occupé des chats, parce que collecter les chats, c’est collecter Internet, et transvaser internet dans Internet est un acte surement héroïque, mais aussi passablement stupide.
Enfin, voilà ma machine lancée avec une imagerie (ménagerie) bien sage et plutôt culturelle. L’obsession des « masques » va bientôt suivre, et avec eux, une érotisation de la sélection. Encore que les lapins, déjà :
J’ai découvert au passage la souplesse de Tumblr quand à la modification du code HTML et des feuilles de styles (CSS). Jusqu’à la surprise du champ « description » des sites qui accepte et gère l’HTML. Donc, la partie formelle (esthétique et ergonomie) des blogs, qui semble à priori donnée et figée, est hautement « appropriable ». J’ajoutais donc à mon site ses premiers liens sur les pages de tri des tags, sous la forme d’un petit menu, que je recrée pour vous ici :
http://webobjet.tumblr.com/tagged/rabbit
http://webobjet.tumblr.com/tagged/bird
http://webobjet.tumblr.com/tagged/masque
Comme pour les autres réseaux, on se constitue un flux d’information en s’abonnant aux autres. Très bien. On peut donc sauvegarder et trier des éléments de ce flux en utilisant les tags. Très bien. J’ai commencé à trier sans vraiment réfléchir… Et en esthète, j’ai spontanément mis de côté une collection d’images « à plus-values » : intérêt historique, esthétiques, rareté, étrangeté… Jusqu’à ce que je comprenne que je faisais une très grave erreur. Si je voulais distinguer les structures dans ce flux indistinct de données, je ne devais pas voir l’exceptionnel, mais le commun…
Et donc, après avoir pris un peu de recul, je me suis dit que si on indiquait à quelqu’un un mur jaune avec un seul point rouge en lui demandant « de quelle couleur c’est ? », de manière vague, il risque fortement de répondre « rouge » alors même que la couleur dominante est le jaune. J’étais exactement dans cette disposition d’esprit, à trier les « jolies images » selon les critères de mon outil esthétique interne forgé à l’histoire de l’Art, sans distinguer une seconde la couleur de fond !
Ici, il est très important de comprendre ce que ça implique. Si vous parcourez les sites, vous verrez des images. Pourtant, je n’ai pas collecté des images, mais des typologies. En effet, le cerveau va toujours s’accrocher à l’anecdote, et vous pourriez, comme je pourrais le faire, vous dire qu’il serait intéressant de collecter les images «les plus partagées» dans le monde par exemple, pour tenter de comprendre… Oui, mais ce n’est pas ce que j’ai fait. Je ne me suis pas (encore) intéressé aux best-sellers, mais bien aux potentielles typologies… Ainsi, une image partagée 5 fois est aussi intéressante qu’une autre ayant 220 000 notes, si les deux partagent une qualité commune et si les deux passent dans mon flux.
Fort de cette résolution, je suis revenu dans le flux, et j’ai vu cette fois, non des qualités communes me concernant (je reviendrais sur cette limitation mentale), mais celles concernant les « autres » en masse sur ce réseau : les jeunes américains.
J’ai alors décidé de gonfler le flux, en m’abonnant sans contrainte, mais en privilégiant les collecteurs éclectiques plutôt que les collectionneurs qui influencent le tri par leur trop grande spécialisation. Et aujourd’hui, je suis abonné à plus de 400 blogs, ce qui m’offre un flux d’image partagée absolument inhumain… Mais puisque je pose mes pieds dans le cours d’un fleuve, ce n’est pas pour retenir chaque molécule d’eau, mais bien pour « tamiser » ce qui me passe sous les yeux. Après une période intensive pour amorcer la pompe (sic !), je peux maintenant consacrer juste quelques minutes chaque jour au prélèvement.
Bien sûr, j’ai été aussi très vite confronté aux limites de ma mémoire visuelle, surtout qu’elle était là extrêmement sollicitée. Mais les publications en doublon, très courant sur Tumblr, n’ont pas d’importance. Ou plutôt, il apporte une petite information sur le fait qu’une image est repassée dans mon flux et donc que cette image « tourne bien ».
Maintenant que j’avais un meilleur outil, plus performant en terme de débit, et une meilleure perspective sur ce que je devais chercher, j’ai enfin vu ce qui m’était invisible, car ne participant pas spontanément de mon imaginaire (ou du moins marginalement), comme les images de «filles avec armes», par exemple, ou des « filles sous l’eau », l’une des typologies vedettes d’image qui s’est imposée et qui se retrouve sur presque TOUS les blogs des collecteurs éclectiques.
Mais la difficulté était encore plus grande que je n’imaginais, car après avoir déterminé quelques presque « invariants », je me suis rendu compte que j’étais devant un vocabulaire à la syntaxe très souple, et qu’on retrouvait très souvent des jeunes gens au côté d’une toile de tente au bord d’un lac de montagne, par exemple, mais que sur d’autres blogs, la tente, les jeunes gens et le lac de montagne pouvaient être sur trois images distinctes se côtoyant… Comment collecter ça dans ces conditions ? La profusion iconographique m’a permis d’abandonner ces cas… Une tendance se soutenait d’elle-même, au point que très rapidement, pour certaines typologies, j’ai laissé passer la plupart des spécimens, et parfois même interrompu la collecte, considérant que j’avais lu ce qu’il y avait à lire.
En fait, ce petit exercice mental n’est pas très rigoureux scientifiquement, et surtout semble sans fin. Et chaque catégorie nouvelle m’orientait mentalement à voir plutôt telle ou telle chose. J’étais vraiment devant une limite de mes perceptions et une limite «libidinale»… Ne portant aucun intérêt personnel à l’imaginerie homosexuelle par exemple, je déformais le choix, même si pour me défendre je n’ai pas remarqué de tendance lourde de ce côté là, sinon peut-être une mode des ados américains qui se disent souvent « pansexuels ». Mais j’étais aussi confronté simplement aux limites de ce que je pouvais supporter… En effet, je n’ai pas collecté l’une des grandes obsessions visuelles contemporaines : les images de médecines légales et autres charcuteries sanguinolentes… Et de même, j’ai vite trouvé mes limites esthétiques… J’ai eu le plus grand mal à collecter des sirènes, car la majorité des images sont d’un kitch qui me crève les yeux., et de la même manière, j’ai abandonné la collecte des femmes ailées (pas ange, mais bien femme), pour la même raison : une grave intolérance esthétique. J’ai considéré que marquer ici : « il existe une obsession pour les femmes ailées » me dispenserait de collecter chaque jour des choses aussi insoutenables… Par contre, je supporte très bien fétichisme et SM (soft) qui est pour le coup une tendance très très lourde. Ma rigueur a malheureusement des limites…
L’outil étant mon petit cerveau, j’étais bien obligé d’en accepter les limitations et d’intégrer ces limitations dans les conclusions que je pourrais en tirer.
Mais j’arrivais aussi à une limite de l’usage des tags… En fait, rapidement, j’ai dû ouvrir les yeux sur des catégories plus « hard » que je ne me voyais pas publier sur mon blog principal. J’aurais froissé mes propres abonnés. J’ai donc ouvert un 2e blog, avec d’autres tags… qui collectent des « obsessions visuelles » qui se sont imposées par la force. Je dis par la force, car j’ai parfois lutté des semaines contre une typologie. Je la voyais passer, mais soit elle me semblait rebutante, comme les gifs animés de pénétration en gros plan qu’on retrouve en général en un seul exemplaire sur tous les Tumblrs des adolescenTEs collectrices éclectiques (oui, comme une sorte de badge… de médaille…) Ou les images de café et thé que je trouvais totalement dénuées d’intérêt, incorrigible que je suis, mais qui à force de défiler, ont fini par m’intriguer avec raison ! Ce sont donc des typologies, soit trop extrêmes soit trop mièvres, mais qui se sont imposées à moi vraiment « par la force », c’est-à-dire par leur seule force hydraulique dans le flux. Et pour certaines typologies « force hydraulique » est à prendre au premier degré…
Il faut préciser que je devais refaire le code HTML du menu à chaque changement, et qu’au bout d’un moment, ça devenait fastidieux…
J’ai aujourd’hui 42 tags ou sous-blogs thématiques (les blogs thématiques sont plus simples à gérer puisqu’on peut rebloguer sans ajouter de tag, et donc sans écrire. C’est beaucoup plus rapide).
Exemple de blog thématique sans danger :
Ces blogs et tags classent donc majoritairement des typologies d’images fantasmatiques, car c’est aussi la métatypologie reine dans ce qui parcours Tumblr, avant même les gags… ( Et c’est beaucoup plus drôle à collecter que les photos d’émissions de TV US).
Je vous le redis ici, je suis persuadé que vous allez revenir aux images… Mais les images sont singulières, ce sont des « individus », et donc n’ont aucune sorte d’importance pour elles-mêmes dans le cadre de cette expérience. Ou presque… La potentielle qualité intrinsèque d’une image ne doit pas compter. Et pour moi, un vieux plasticien, vous n’imaginez pas ce que ça représente d’écrire une chose pareil !
Ce travaille de collecte et de trie est littéralement « préscientifique », au sens ou il évoque vraiment les temps préscientifiques des cabinets de curiosités, et n’est que le préalable harassant à mes tentatives de lectures et d’analyses de la collecte.
C’est donc progressivement que j’ai pris conscience de la possibilité de faire de Tumblr un outil de recherche sur une matière majeure de l’époque. Matière qui, sans un outil à la hauteur, est insaisissable à cause de son échelle, mondiale, de sa nature de flux, informel, et de ses qualités culturelles, variabilité esthétique. Difficile d’écrire un programme pour trier une typologie d’image en fonction de critère qu’on ne connait pas encore et qui ne sont pas perceptibles visuellement, comme une structure, une nuance, une intensité… Même le cerveau humain résiste à la chose, et c’est bien pour ça que je suis parfaitement conscient que mon effort reste très superficiel par rapport au véritable enjeu de perception.
Malgré tout, ce qui était un flux indistinct et tumultueux il y a 4 mois me semble aujourd’hui « balisé », et je distingue des structures, des tendances et je peux en tirer des conclusions toutes provisoires… Et le plus terrible de l’histoire, c’est qu’aujourd’hui cette collecte n’a plus d’utilité en elle-même. Ces blogs m’ont permis de distinguer des tendances de l’imaginaire contemporain, et ces tendances, je les retrouve maintenant aussi bien dans la publicité que dans les films de cinéma, ce qui devrait déjà m’inciter à valider mon expérience… Ce travail ne servait en fait pas à garder des images, mais à reprogrammer mon cerveau pour l’ouvrir à la perception d’une taxinomie nouvelle…
Au prochain épisode, des chiffres des pourcentages, des fantasmes… Chapitre 3
Tumblr, la sédimentation d’un imaginaire commun. 1 / Introduction | détresse visuelle
[…] Une esquisse de réponse au chapitre suivant… […]
bob
merci pour cette série !
expérience tag et couleur impressionnante sur ce tumblr : http://color–s.tumblr.com/
vivement la suite !
Alain François
@bob : Merci pour le lien !
Bruno Dewaele
Bonjour Alain,
J’aime bien « j’ai enfin vu ce qui m’était invisible ».
A la notion de sédimentation d’un imaginaire commun
je préfère celle de cristallisation d’un imaginaire singulier.
On vagabonde, on observe, on butine, on fait son miel…
Bon courage pour l’opus 3 !
Alain François
Merci Bruno et content de vous retrouver. J’explique le choix de « sédimentation » dans le chapitre 4…
Bruno Dewaele
Le vagabondage dans les strates tumblr constitue désormais l’essentiel de ma recherche visuelle et ce depuis ma très piteuse expérience des rituels CV 2010-2011 salle Walter Benjamin – tentative de reprise tardive d’étude etc.
Stratification, sédimentation, fragmentation, dissolution, cristallisation.
Pour filer la métaphore géologique quelque chose se dessine du côté du plissement, de la ligne de fracture, du linéament. Aux tréfonds.
Rien de moins qu’une ébauche de tectonique des images qui nous fondent.
Sans doute – et amèrement – un effet de réplique aux abus d’images fluides / « on voit le dispositif » / et aux refrains convenus de prosécogénie potache.
Plus l’âge. Chacun se débrouille vaille que vaille avec les moyens du bord.
Alors – et très résolument – s’abrutir les yeux aux buanderies.
Détresse visuelle c’est décidément un très beau titre.
Tenez bon.
Tumblr, la sédimentation d’un imaginaire commun. 3 / lectures | détresse visuelle
[…] Chapitre 2 […]
Tumblr, la sédimentation d’un imaginaire commun. 4 / Jeux | détresse visuelle
[…] / Introduction 2 / construction de la machine 3 / […]
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