Lorsque quelqu’un comme moi écrit « je voulais qu’elle vienne », il faut entendre les choses pleinement. Je voulais qu’elle jouisse.
Quand elle est partie, quittant le grand blond et moi d’un coup, je suis resté seul, et je ne suis pas particulièrement adapté à la chose. Ce n’est pas une histoire de vie quotidienne, mais de motivation. Un gars pas franchement automotivé. Voilà ce que je dis en général. Mais il y a une histoire inverse, une lecture inverse. Je ne sais pas toujours choisir sur les mille manières de lire une histoire unique. Il y a une autre manière. Un professeur, celui avec qui nous avions étudié le vocabulaire d’Heidegger pendant un an, torture subtile, celui que j’avais fini par tutoyer, résistant longtemps aux usages, quand nous nous sommes penchés sur le même trottoir, ce petit matin, tous les deux fuyant deux filles saoules, celui-là donc m’avait appelé « le petit rat volontariste ». Et ce surnom est peut-être une autre clef de lecture.
La mécanique. Quand t’es imprégné des histoires humaines, ce que tu vis n’est jamais pur. Je me souviens de ce conducteur de fourgon, qui m’expliquait comment il apprenait à se comporter avec les femmes en regardant des soaps. Il me disait ça sérieusement, doctement, comment il captait des situations et des comportements, pour sa vie. Et je me voyais, dans ces yeux, moi qui avais lu la part noble de ses modèles. Je savais déjà que je vivais en écho. Un écho culturel. Une chose désagréable. Une chose qui deviendra maladie pendant ma première expérience de blogueur. Ce que nous sommes, des échos !
Combien de fois, pendant une engueulade, ce que j’appelle l’esthétique des engueulades, pendant une engueulade, j’ai changé, perturbé le scénario, sachant où allait la guerre. Lorsqu’on connait les histoires, il suffit de changer une donnée pour que tout soit perturbé. Ce n’est pas de la stratégie, mais de l’art dramatique.
Alors, quand l’histoire est trop écrite, le petit rat volontariste se réveille, son cerveau s’active et les possibles sont analysés, à toutes vitesses, et il pose les mots, les actes, et écrit autre chose, du vide, du lâche, du mou dans la ligne. Oui, il change ce qui est déjà écrit, car il n’est pas question de s’abandonner à ces scénarios idiots qui nous hantent. Il a changé l’histoire, il a changé l’histoire du chagrin d’amour, de cet abruti de Werther, du désespoir. Il a changé l’histoire, il suffit d’avoir les bons acteurs, la bonne partenaire, qui veut, et tu peux faire ça. Tu sais ça, tu sais qu’on peut changer l’inéluctable. Tu sais, que le mot qui devrait suivre est celui-ci, et qu’il suffit d’innover pour que tout change. Au tout début, le rat, il avait eu la vision, il avait vu la branche de l’arbre des possibles s’étendre jusqu’au ciel. Alors, il va se manipuler lui-même. Comme un chef-d’œuvre. Comme un chef-d’œuvre de compagnon. Il va utiliser l’intégralité de ses compétences pour se manipuler, pour se changer, pour être l’outil parfait d’une autre histoire. Si c’est un roman, le roman à un scénario. Si c’est un roman, il ne me plait pas, alors je ne répondrais pas au stéréotype. Quand le personnage dit ça, je dirais autre chose. Si le personnage fait ça, je ferais autre chose. Si l’histoire doit s’arrêter là, j’écrirais une suite. Petit rat.
Le petit rat de retour. On ne quitte pas son travail pendant une crise économique mondiale. OK, ça, c’est l’histoire qu’on a écrite pour toi. Alors, dans ton histoire à toi, pourquoi ne pas partir ? Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Est-ce possible ? Oui. On se casse, on se barre, parce qu’on écrit sa propre histoire, originale. On prend son corps, on prend son cerveau, comme matériaux de base, et on en fait ce qu’on veut. Puisqu’on sait ce qui devrait, il suffit de partir ailleurs, il suffit d’être libre. Libre.
Tu vois les histoires, tu les as intégrés ? Ce sont devenus des structures autoritaires qui s’imposent à ton réel ? Détruis-les. Détruis les déterminismes. Tourne à gauche, là, juste quand l’histoire s’attend à une autre trajectoire. Change. Change. Quel orgueil ? Non. Le rat ne décide pas d’être un rat. Le rat, il décide de faire de son propre corps un pont pour laisser passer ses congénères. Le rat a tout compris, il a compris que la première matière à manipuler pour survivre, c’est soi. Rien ne sert de vouloir changer le monde, de taper sur les murs avec ses petits poings fragiles. Non, change-toi avant, change-toi pour faire de toi l’outil qui répond à la situation. Quand l’outil est forgé, comme un réflexe de compagnon, alors tu peux frapper le monde, et tu peux forger le monde. Ce n’est pas de l’imposture. Ce n’est pas de la manipulation. Ce n’est pas malhonnête pour celui qui fonce tête baissée dans le scénario, qui passe le précipice que tu as comblé sans même te voir. C’est simplement de la survie. Et survivre, c’est rester, et rester, c’est jouir. Être au moins un rat, c’est être un humain, et pas une machine, et pas un fantôme dans l’invention de Morel.
Oui, au bout, mon instinct me sauvait toujours. Rien à voir avec le romantisme allemand. Rien à voir avec ces puceaux éplorés qui se calent dans un recoin, prostrés jusqu’à en crever. Mon premier chagrin d’amour, plus jamais. Non. Une pulsion vitale, mentale, qui refuse toujours l’inéluctable.