La photographie familiale est une photographie fétichiste. Exclusivement fétichiste. Fétichiste (acception postcoloniale), au sens que l’objet photo ne vaut que par ce qu’il représente. Une photographie familiale n’est pas une image pour l’image. Juste une trace des moments morts, et un jour, des morts eux-mêmes, support parfait de la mélancolie. En cela, elle est proche de la photographie journalistique, tout aussi fétichiste, et sans rapport obligatoire avec l’image gratuitement esthétique. Même s’il arrive qu’une photographie fétiche devienne une image culturelle par surinterprétation d’un récepteur culturel.
La photo de presse passe au musée. Parfois la photo familiale…
Mais le processus n’est jamais aussi net, car toute pratique est impure. Ainsi, les photojournalistes ont à peu près toujours eu conscience de produire autre chose que du document (qui est un fétiche froid, qui ne fixe aucun affect), et les photographes totalement amateurs de ma famille savaient, sans en avoir toute la culture, qu’ils produisaient de l’esthétique.
Une photographie fétichiste n’a pas de cadre, pas de bord, pas de structure, pas de texture, mais un sujet (qui a souvent bien du mal à rentrer dans le cadre, qui lui a du mal à se stabiliser). C’est une photographie qui s’oppose à l’ontologie de l’appareil, la captation/fixation de la lumière, et en attend généralement ce que l’appareil ne peut faire : objectiver un sujet. Pour être précis, les constructeurs conscients de la chose ont techniquement appris à tordre la vocation première de la chambre noire pour lui faire faire ce que les gens en attendent : « percevoir les objets ». Votre appareil, aujourd’hui, détecte les visages, par exemple. Mais c’est une manière de déviance de la nature première du dispositif.
En grande part à cause de ce malentendu premier (je veux saisir l’objet devant moi, alors que l’appareil ne saisit que de la lumière), toutes les erreurs techniques vont se décliner sur la photographie fétichiste. Évidemment, selon le niveau de maîtrise du photographe, les erreurs seront évitées (Horizon, masse, structure, personnage maladroitement coupé ou en tangente avec le bord de l’image, exposition, contre-jour absent où maîtrisé par exemple). . Et dans l’autre sens, les erreurs de la photographie amateur seront récupérées par des professionnels et des plasticiens comme moyen de renouveler les esthétiques. Ce qui est encore risible pour le dessinateur (anonyme, même sur le site officiel du journal) du Punch de 1929 sera bientôt utilisé par les street-photographes par exemple, par Robert Frank en particulier, mais aussi, avant, par les plasticiens des avant-gardes : les cadrages bancals, les bougées, les flous, les résultats hasardeux, les accidents, les superpositions, tout finira dans le corpus global de cette esthétique en soi du médium… Et aux yeux de l’Histoire, c’est le rieur qui passera pour un idiot…
Le photographe fétichiste se fout de « renouveler les esthétiques », même s’il l’a parfois fait à son insu. Non, il reste tendu vers son but, construire un fétiche de ce qui va disparaître, et lorsqu’il ajoute à cette tension première une intention esthétique, c’est en mimant des codes de ce qu’il peut envisager comme esthétique ou artistique en fonction de sa culture visuelle. Dans une famille, si la grand-mère apparaît sur un cliché, peu importe qu’il soit raté, voire très mauvais. Et l’Historien de même ! Après tout, personne ne discute des qualités artistiques d’une photo quand on espère y apercevoir Rimbaud ou Baudelaire…
L’esthétique est et reste affaire de réception qualifiée. Il y a Art lorsqu’il y a coïncidence entre un émetteur volontaire et un récepteur bienveillant. Lorsqu’il n’y a qu’un émetteur volontaire, nous sommes en présence d’un maudit verlainien. Lorsqu’il n’y a qu’un récepteur bienveillant, nous sommes dans le cadre de « l’art naïf » ou dit « brut ». Cadre dans lequel tombe évidemment la photographie familiale, de manière parfaitement hasardeuse, autant du point de vue de la production que de la réception.
Le degré de naïveté d’un photographe est une chose extrêmement difficile à déterminer et dépend entièrement de la bienveillance du récepteur (il suffit d’évoquer les mésaventures du corpus Vivian Maier avec les instances muséales…). Je pourrais, par exemple, très facilement surévaluer le niveau de conscience esthétique de mon père ou de mon grand-père (ici). Sauf que je sais très bien que ce serait largement mentir. Il faut d’ailleurs dissocier leur niveau de conscience esthétique, que j’aurais du mal à évaluer moi-même alors que je les connaissais, du regard que je porte sur leurs photographies. Il est parfaitement concevable que ma sélection « esthétique » ne coïncide pas avec la leur. Par exemple, les macros de fleurs qu’affectionnait mon père m’indiffèrent profondément. Alors que ses ratages, eux, me fascinent souvent, sûrement par la déformation de mes bien trop longues études artistiques et aussi par le désir des blasés de se désennuyer l’oeil…
Les ratages
Car avant, avant le numérique et donc une des formes possibles de la maturité d’une technique, on fabriquait des « pellicules » (après les plaques). On devait ensuite les développer, c’est-à-dire faire apparaître les images et les fixer chimiquement, pour pouvoir maladroitement observer si les photographies méritaient d’être tirées sur papier. Ou on laissait ce choix aux industriels de la filière. Alors, le choix était standardisé selon des critères d’optimisation moyenne qui cadrait globalement ce que doit être une « bonne photographie ». Mais si l’on gardait pour soi la possibilité du choix, comme lorsque l’amateur développait lui-même ses photos noir et blanc, ce qui était très courant, le choix était plus trouble, même s’il restait largement dans le cadre de la standardisation. Ainsi, une photographie ne devait être ni surexposée ni sous-exposée, par exemple. Pas de flou ni de bougé pour cause de vitesse trop basse, et on écartait aussi les cadrages qui rataient le sujet ou les contrastes trop forts.
Bien sûr, ce moment du choix dépendait grandement de la conscience esthétique de l’amateur, de son goût, de sa culture visuelle, de sa capacité à s’émanciper des standards. Mais quel que soit le photographe, un nombre non négligeable de clichés ne devenait jamais véritablement « photo ». Selon l’humeur ou peut-être la déception, certains les coupaient et les jetait, d’autres les négligeaient simplement, les abandonnant à la semi-clandestinité du négatif. Sauf que la révolution numérique…
Le sujet de ce billet est un cas particulier de la recontextualisation esthétique d’une image. Ce n’est pas « une photo que l’on considérait comme ratée et qui devient œuvre par l’évolution du regard que l’on porte sur elle », phénomène collectif que tente d’expliquer Clément Chéroux (trop superficiellement à mon goût), mais le fait historique qu’une photographie « ratée » selon les critères sociaux généraux puisse ne plus l’être grâce à souplesse et puissance de traitements des outils numériques. Ou comment une photographie qui n’a simplement pas existé en tant que telle devient une photographie à peu près standard très longtemps après sa prise de vue. Et pour ce qui est de celles très personnelles qui illustrent ce billet, après la mort du photographe, qui, mélancolie très particulière, ne saura jamais qu’il n’avait pas si raté que ça des clichés qui devaient lui tenir à cœur…
Voilà donc quelques photos sans grand intérêt hors du cadre familial, mais qui ont la particularité de n’avoir jamais été vu par personne, parfois même pas par le photographe qui dans le compte fils, n’y a vu que du noir ou qu’un cadre transparent… Car elles étaient souvent surexposées, ce que corrige très simplement le numérique s’il y a un minimum d’informations même invisibles à l’oeil nu, mais aussi mal cadrées, ou juste trop contrastées.
La correction numérique, si elle est de nature esthétique et donc contextuelle, est avant tout perceptive, et en ce sens bêtement technique. Car c’est un paradoxe, qu’après des décennies d’artistes qui ont tenté de réhabiliter la photographie ratée selon les critères moyens, que de forcer ces ratées-là à « rentrer dans le rang » de la photographie moyenne. Mais il faut comprendre que la plupart de ces images sont tout simplement illisibles sur le négatif, véritablement invisibles, et ne serait donc même pas qualifiées dans le cadre d’une noblesse de la photo ratée. Elles sont véritablement non avenues, et la trace nouvelle de petits deuils, de petites frustrations, de petites douleurs, voire de petites hontes de n’avoir pas correctement réglé l’appareil.
Et pour moi ? Et pour moi, elles sont précieuses, car elles sont inattendues et inconnues. Elles comblent des manques, et surtout elles me confirment le regard esthétique que mon père, fils aîné de la famille la plus pauvre de leur minuscule village paumé, portait sur son monde…
Rose Zehner & Willy Ronis – BONOBO.NET
[…] papier suffisamment sensible pour développer l’image (voilà qui résonne pour moi avec mon billet d’ici sur les négatifs ratés de mon père, dans le cadre évidemment de la photo familiale). C’est donc en 1980 seulement […]